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voit pour la première fois tant de force accumulée, ne doute pas que cette force ne soit invincible. Mais le mafou, le pacifique Chinois de Pékin, échappait à cette impression, entièrement persuadé qu’il était de la supériorité japonaise. Quand nous attendions la bataille à Ta-Ché-Kiao, la bataille bien lente à s’engager, il préparait, un jour, paquets et chargemens et nie disait, d’un sourire entendu : « Demain, Japonais venir ; nous partir vers Liao-yang. » Cette assurance m’agaçait : car enfin les Russes, depuis deux semaines, avaient creusé des trous, élevé des retranchemens ; deux corps d’armée gardaient ces fortes positions et pouvaient résister à l’assaillant. Et je disais au mafou : « Mais tu vois bien tous ces soldats, ces canons. Les Japonais ne pourront pas passer. » Le Chinois accentuait son sourire, qui se teintait d’un peu de pitié : « Canons japonais beaucoup plus forts, » répliquait-il, et il continuait à boucler les paquets.

Et le lendemain en effet, ou deux ou trois jours après, les Japonais, depuis des semaines immobiles, avançaient. Les avant-postes russes se repliaient : sur toute la ligne des tranchées, un grand combat d’artillerie s’engageait. La nuit venue, l’ordre arrivait du quartier général d’évacuer ces positions qui paraissaient si formidables. Nous allions dans les ténèbres, parmi les chemins encombrés, jusqu’à vingt, trente kilomètres en arrière, où la même attente, les mêmes dispositions et le même départ furtif recommençaient. Le Chinois avait bien raison de préparer d’avance les paquets ; sa confiance dans les Japonais grandissait encore. Il se représentait la guerre comme une suite de bonds en arrière effectués par les Russes, chaque fois que les Japonais entraient en contact avec eux.

Chez le Père Baret, le missionnaire de Liao-yang, je me trouvai, un jour, avec un messager chinois, arrivant d’Inkéou, occupé depuis trois semaines par les Japonais. Excellente occasion pour connaître son impression sur les vainqueurs. Le Père l’interrogea amicalement et me traduisit très exactement ses réponses : « Comme ils se battent bien, s’écria d’abord le Chinois. Le Cosaque s’enfuit dès qu’il les aperçoit. A Inkéou, quinze Japonais seulement ont chassé toute la garnison russe. Ils se précipitaient sur l’ennemi comme des diables ! » Tous ces