depuis trois semaines ; et c’est encore plus votre volonté que votre abattement qui me condamne à ce supplice. Hier encore, vous me disiez que vous me vouliez du bien, et vous ajoutiez : autant que vous m’avez fait de mal. Quel vœu !… Vous m’avez parlé de votre santé, et vous m’en avez parlé avec l’accent du désespoir, comme pour m’accabler ; il semblait que vous voulussiez me dire : Oui, je souffre, et vous êtes mon bourreau, je meurs, et c’est pour n’être plus à portée de vous voir ! » A quelques semaines de là[1] : « Vous avez été hier à mon âme d’une manière terrible ; vos larmes, vos regards éteints, et jamais plus expressifs, me suivront longtemps. Vous me regardiez à peine, sinon vous m’auriez vu presque aussi bouleversé que vous ; je souffrais de vos maux et je pleurais de vos larmes. » Jamais, jusqu’à ce jour, il n’a trouvé d’accens si chaleureux et si vraiment sentis. « Je ne cesse de penser à vous ; je baiserais le seuil de votre porte ; j’y mourrais de douleur si vous me la refusiez ! »
Il fallut les instances répétées de Guibert, jointes aux prières de d’Alembert, pour déterminer la malade à recourir à d’autres soins que ceux du « médecin de sa rue, » dont jusqu’alors elle s’était contentée[2]. Ils proposèrent Bordeu[3], le plus fameux praticien de son temps, et elle s’y résigna, « le poignard sur la gorge, » sans illusion sur le succès de cette consultation. « J’ai cédé à l’amitié en voyant Bordeu, écrit-elle. Avant qu’il soit peu, la même amitié gémira de l’inutilité de ses secours. » Bordeu trouva les poumons attaqués et déclara l’état à peu près sans espoir ; toutefois, affirme Guibert à Julie, « il dit toujours que, si votre âme se détendait, si elle cessait de souffrir, vous guéririez. » Les nouveaux remèdes essayés n’amenèrent point d’amélioration. Les forces déclinaient avec rapidité. Depuis le mois d’avril, elle ne quitte plus son lit. Son cercle se restreint encore : avec Guibert, qui vient matin et soir, et d’Alembert, toujours à son chevet, elle ne reçoit plus guère que Condorcet, Suard et Mme Geoffrin. Cette dernière, relevant à peine d’une forte
- ↑ Avril 1776. Ibidem.
- ↑ « Il s’appelle M. Sontoul, écrivait-elle à Abel de Vichy, et il demeure rue de l’Université, près la rue de Beaune, à côté du pâtissier. On lui donne trois livres, ainsi qu’à tous les chirurgiens de coin de rue. » (Archives du marquis de Vichy.)
- ↑ Théophile de Bordeu, né en 1722, mort en 1776, célèbre par sa science, et aussi par ses paradoxes et le cynisme de ses propos. Il déplaisait fort, pour cette raison, à Mlle de Lespinasse.