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état de torture perpétuelle, me jettent dans un découragement si total, si entier, que je n’ai plus la force de désirer une meilleure disposition. » — « Je gèle, je tremble, je meurs de froid, je suis dans l’eau, reprend-elle peu après. Mon cœur est froid, serré et douloureux, et je dirais comme la folle de Bedlam : il souffre tant qu’il crèvera ! » Aux frissons qui chaque soir glacent le sang dans ses veines, succède chaque nuit une fièvre ardente, qui la tient éveillée jusqu’à l’aube du matin. Puis ce sont des accès de toux et des suffocations, des maux de tête qui la rendent « presque folle. » Aussi, plus que jamais, invoque-t-elle à son aide le dangereux secours de l’opium, dont il lui arrive d’absorber jusqu’à « quatre grains » à la fois : « Pris à cette dose, dit-elle[1], il me calme à la manière dont la tête de Méduse calmait. Je suis pétrifiée, sans mouvement, je n’ai l’usage d’aucune de mes facultés ; ce que je vois n’est plus pour moi que la lanterne magique, et cela est si vrai que, pendant deux heures cette après-midi, il m’aurait été impossible de mettre les noms sur les visages. Oh ! c’est un singulier état que d’être morte toute en vie ! » Vingt fois, à ce régime, elle risque de s’empoisonner, et ses amis, Guibert en tête, perdent leur éloquence à lutter contre cet excès : « Au nom de Dieu, par pitié, la conjure ce dernier[2], si vous m’avez jamais aimé, ne prenez pas cette seconde pilule ! Je ne vous survivrais pas… Vous m’avez dit des paroles qui m’ont fait trembler : ce froid inconnu que vous sentez dans votre cœur… Mon Dieu, Phèdre s’exprime ainsi ! »

Le pire est son affaiblissement graduel. Malgré son énergie, il est bien rare maintenant qu’elle puisse quitter sa chambre, fût-ce pour une course urgente et nécessaire : « Le moyen de penser à se faire transporter là, dit-elle dans une circonstance de ce genre[3], lorsqu’il y a trop loin de mon lit à mon fauteuil. Vous n’avez pas l’idée de l’état de faiblesse où je suis. Je laboure en vous écrivant ; les oreilles me tintent comme si j’allais m’évanouir. » Ces défaillances sont quelquefois suivies de résurrections passagères, d’un fébrile besoin de mouvement, accompagné d’une espèce de fringale : « Vous ne connaissez pas

  1. Lettre de décembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre de janvier 1776. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  3. Février 1776. Ibidem. — Il s’agissait de visiter un nouvel appartement qu’elle désirait louer.