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foi quand, quelques mois plus tard, il confesse à Julie le trouble où elle jette sa pensée : « Votre âme est tantôt si active et si brûlante, tantôt si froide et si flétrie, toujours si douloureuse et si difficile à manier, qu’on ne sait plus comment traiter avec elle[1]. »

Plus les semaines s’écoulent, plus l’époque du mariage est proche, plus la tête de Julie se monte et plus la fièvre la dévore : Elle réclame constamment Guibert, et elle ne peut supporter sa présence. Chaque parole d’affection est accueillie comme une insulte : « Je veux que vous sachiez qu’il n’est pas en mon pouvoir de souffrir la protection et la compassion. Mon âme n’a pas été façonnée à tant de bassesse ; votre pitié mettrait le comble à mon malheur ; épargnez-m’en l’expression. Persuadez-vous que vous ne me devez rien, et que je n’existe plus pour vous. » Il est décidé que la noce s’effectuera, le 1er juin, au château de Courcelles, situé non loin de Gien, aux confins du Berry ; Guibert, dix jours avant cette date, y doit aller rejoindre sa fiancée La veille de son départ, il reçoit un dernier billet, décousu, presque incohérent, dont chaque mot semble un cri d’angoisse : « Adieu, ne me voyez point[2]. J’ai l’âme bouleversée, et vous ne me calmez jamais. Vous ne connaissez ni le tendre intérêt qui console et qui soutient, ni cette bonté et cette vérité qui inspirent de la confiance et qui rendent au repos une âme blessée et affligée profondément. Ah ! que vous me faites mal ! Que j’ai besoin de ne plus vous voir ! Si vous êtes honnête, partez demain après dîner. Je vous verrai le matin, c’est bien assez. »

A l’instant du cruel adieu, Guibert fit présent à Julie d’une petite bague commandée à son intention, un simple cercle de cheveux, retenus par quelques fils d’or, emblème de l’attachement fidèle qu’il lui gardait dans le fond de son cœur. Elle s’en montra touchée ; l’humble joyau fut, à ses yeux, plus beau et plus précieux, dit-elle, que « le Sancy » et que tous les diamans du Roi. Guibert à peine parti, elle passa la bague à son doigt : « Deux heures après, elle était rompue ! » écrit-elle[3]. Ce minime accident la glaça d’une superstitieuse épouvante ; elle y crut voir un signe mystérieux, le symbole de sa destinée.

  1. Lettre de septembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre du 21 mai 1775. — Édition Asse.
  3. Lettre du 10 juillet 1775. Ibidem.