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fut dit, et sur la voisine menaçante dont on épiait chaque mouvement. Pour la génération à laquelle j’appartiens, l’étude de l’Allemagne prima longtemps tout autre intérêt de l’esprit. Une curiosité douloureuse nous ramenait sans cesse vers le pays et les hommes qui venaient de frapper, qui pouvaient frapper encore de si grands coups. M. de Bismarck, en particulier, exerçait sur nous une tyrannie prestigieuse : envoûtés par ce terrible sorcier, nous ne nous lassions pas de scruter sa physionomie, ses moindres paroles, ses gestes primesautiers et déconcertans.

Peu à peu, une détente se fit, et chaque année de la dernière décade en marqua les progrès. Notre attention, fatiguée de sa longue fixité sur le même objet, se débanda. Des générations nouvelles regardèrent ailleurs : elles s’enhardirent bientôt à sourire de nos vieilles méfiances. M. de Bismarck devint un loup-garou très ancien, puis un mort. D’autres soucis s’emparèrent des esprits, détournèrent leur vigilance : en premier lieu l’expansion coloniale ; et par suite le réveil des rivalités dangereuses avec l’Angleterre. L’alliance russe, préparée à l’époque où l’on cherchait partout des armes contre l’Allemagne, apparut vite aux moins perspicaces ce qu’elle était en effet, une ratification résignée du traité de Francfort. Nos querelles religieuses et sociales, longtemps contenues dans une certaine mesure par le frein de l’anxiété patriotique, se libéraient enfin de cette gêne, s’exaspéraient et nous voilaient l’horizon ; elles absorbaient toute l’activité des professionnels de la politique, toute la haine disponible dans les cœurs. La sagesse de l’Allemagne justifiait d’ailleurs une quiétude croissante chez des voisins qui ne se sentaient plus menacés ; satisfaite de ses succès militaires, orientée vers d’autres ambitions, l’ancienne caserne des rois-sergens s’était transformée en une laborieuse et pacifique usine. Les Allemands venaient avec plaisir, la main tendue, visiter ce Paris qui leur avait été si longtemps interdit ; le seul d’entre eux qui n’y pût pas venir nous prodiguait les avances, les coquetteries systématiques. Accueillies d’abord avec une réserve effarouchée, ces prévenances nous flattaient, elles amollissaient les résistances d’une vertu qui commençait à nous peser. Le respect humain retenait seul, — et l’on pouvait prévoir qu’il ne retiendrait plus longtemps, — la cordialité naturelle qui nous pousse à payer de retour les bons procédés, l’inclination des intelligences et des intérêts à un rapprochement prôné par de hardis conseillers.