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affligerais sans vous trouver injuste. Adieu, mon ami ; c’est l’amitié qui prononce ce nom ; il n’en est que plus cher à mon cœur, depuis qu’il ne peut plus le troubler. »

Qu’elle ressente néanmoins dans toute son étendue la dureté de ce sacrifice, il suffit, pour n’en pas douter, de lire les confidences qu’en ce même temps elle fait à Condorcet[1]. « Quand on est arrivé à ce degré de dégoût qui fait qu’on se demande intérieurement et sans même le vouloir : à quoi bon ? Quand on n’a même plus le désir de changer de disposition et que, sans avoir l’activité de désespoir qui fait qu’on se donne la mort, on sent tous les soirs qu’on serait bien heureuse de ne pas se réveiller, alors, mon ami, on n’a plus le droit de juger rien ; on est de trop dans ce monde. » Si profonde que soit sa tristesse, sa résolution se maintient pendant de longues semaines, non cependant sans combats intérieurs, quelquefois même avec des retours avoués de tendresse. Une indisposition qui, pendant quelques jours, tient Guibert alité la bouleverse et l’affole : « Vous êtes malade, vous avez la fièvre. Oh ! mon ami, ce n’est pas mon intérêt que cela réveille, c’est de l’effroi que cela me cause. Je crois que je porte malheur à ce que j’aime. » Les refus qu’il oppose à l’idée de rupture, quelques phrases d’un accent plus chaleureux que de coutume, la jettent aussi dans des perplexités cruelles : « Remettez-moi dans la bonne route, soyez mon guide. Je n’ose plus vous dire : je vous aime. Je n’en sais plus rien. Jugez-moi ; dans le trouble où je vis, vous me connaissez mieux que je me connais moi-même. » Et quand il touche enfin au terme de son long voyage : « Je n’ose pas désirer votre retour, mais je compte les jours de votre absence. »

Ce retour même et la joie du revoir ne brisent pas, comme on pourrait croire, sa détermination. Elle le reçoit souvent, régulièrement ; les entretiens reprennent leur cours ; elle désire ses visites avec la même ardeur ; mais leur intimité redevient innocente, elle refrène les fougueux transports, elle fuit les dangereux abandons ; et Guibert, étonné, déçu, cherche vainement à triompher de cette vertueuse résistance : « Mon Dieu, pouvez-vous donc toujours regarder l’amour comme un crime ? Pouvez-vous donc toujours ne vous abandonner qu’à demi et passer votre vie à vous déchirer ?… Ne savez-vous pas que

  1. Lettre d’octobre 1774. — Lettres inédites publiées par M. Charles Henry.