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de France, un jeune seigneur éloquent et instruit, qu’on disait avoir fait fureur dans les salons de l’Encyclopédie.

Le fait est qu’il n’est presque aucun de ses compatriotes qui ne le crût alors appelé aux plus hautes destinées et n’attendît du marquis de Mora le relèvement et la rénovation future du royaume de Castille. Le « miracle de son pays » ou « le plus grand des grands d’Espagne, » ce sont les expressions courantes dont on use en parlant de lui. Quelques années plus tard, lors de sa fin prématurée, il fut permis de mesurer aux regrets qu’il laissa les espérances qu’il emportait avec soi dans la tombe. « Tout est destinée dans ce monde, écrira l’abbé Galiani, et l’Espagne n’était pas digne d’avoir un M. de Mora. Peut-être cela dérangeait-il l’ordre entier de la chute des monarchies ! » Et quelques jours plus tard : « Il y a des vies qui tiennent à la destinée des Empires. Ce que nous voyons à présent n’est qu’une fausse lueur de polissement, mais l’Espagne ne sera pas la France. S’il était dans l’ordre éternel qu’elle le devînt, Mora ne serait pas mort[1]. » Il nous est difficile d’apprécier aujourd’hui les raisons de cet enthousiasme ; les élémens nous font défaut. Des rares manuscrits de Mora, de sa vaste correspondance, il ne subsiste à peu près rien ; à part quelques lettres intimes, tout a été impitoyablement et systématiquement détruit. Mais sur la séduction qu’exerçait sa parole, sur l’ascendant que subissaient tous ceux qui approchaient de lui, l’avis est unanime et les affirmations abondent : Espagnols, Français, Italiens, il n’est pas un de ses contemporains qui ne proclame son charme et ne s’incline devant sa supériorité. Quelque part que l’on fasse à l’esprit de parti, aux exagérations et à l’emphase du temps, on ne peut récuser cet ensemble de témoignages et dénier une réelle valeur à celui qui en est l’objet.

Si grand que fût son succès à Madrid, il consolait d’ailleurs imparfaitement Mora des plaisirs supérieurs du séjour de Paris. Un vague ennui le rongeait sourdement ; il fait plus d’une fois allusion, dans les billets que l’on conserve, à la « mélancolie » et à l’ « invincible tristesse » dont il ne peut se défendre, dit-il, depuis l’époque de son retour. Pour se distraire et secouer sa torpeur, il appelle la littérature à son aide. Ce fut à cette époque qu’il composa de légers opuscules, dont les titres

  1. Lettres des 14 juin et 8 juillet 1774. Édition Perey et Maugras.