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du narrateur. Mieux vaut n’en citer qu’une, prise un peu au hasard, et la laisser raconter par Coryat lui-même :


Un accident notable m’arriva en chemin, avant mon entrée dans la ville de Bade. Le hasard voulut que je rencontrasse, sur la route, deux de ces paysans qu’on appelle communément des bauers ; lesquels, étant vêtus d’habits misérables, provoquèrent en moi une grande terreur. Car je craignais ou bien qu’ils me coupassent la gorge, ou m’enlevassent mon or, que je portais cousu dans mon pourpoint, ou me dépouillassent de mes vêtemens qui, d’ailleurs, ne leur auraient offert qu’un pauvre butin, attendu que, les susdits vêtemens n’étant faits que de futaine et râpés jusqu’à la corde, — mon manteau seul excepté, — ces paysans n’auraient même pas pu se payer un souper ordinaire avec tout l’argent qu’ils en auraient tiré. Et alors, dans la crainte où j’étais ainsi de quelque danger imminent, je m’avisai d’une action qui est bien la plus politique et la plus subtile que j’aie faite depuis que je vis. Étant arrivé à une petite distance de ces hommes, très courtoisement je leur ôtai mon chapeau, et, très humblement, comme un frère mendiant, je leur demandai un peu d’argent, ainsi que, du reste, j’ai essayé de le figurer au frontispice de mon livre. Je leur ai demandé cela dans une langue qu’ils n’entendaient guère, à savoir en latin ; mais j’exprimais mon désir par tant de gestes et de signes qu’ils comprirent très bien ce que je voulais d’eux. Et ainsi, par cette insinuation de mendicité, non seulement je mis mon existence à l’abri d’un assaut possible des susdits paysans, mais, en outre, j’obtins d’eux ce dont je n’avais ni besoin ni attente : car ils me donnèrent tant de leur monnaie de cuivre, appelée fennies, — pour si pauvres qu’ils fussent, — que cela suffit à payer la moitié de mon souper, ce même soir, à Bade : c’est-à-dire que je reçus d’eux environ quatre pence et un demi-penny.


Peut-être estimera-t-on que l’action de Coryat, en cette circonstance, était en effet un peu bien « politique ; » mais est-ce que déjà le récit qu’il en fait, et tous les autres passages que j’ai cités de son livre, ne permettent point d’apercevoir le « vray bon homme » dont nous parle le poète Loiseau ? Toutes ses actions et toutes ses pensées, le « pédestrissime Odcombien » les met à nu devant nous ; ou bien, quand par hasard il s’efforce de nous les cacher, telle est la transparence ingénue de son âme que son effort, sans nous tromper un instant, contribue simplement à nous mieux divertir. Le voyageur s’aperçoit-il, en rédigeant son récit, qu’il a oublié certaine réponse à l’une de ses questions ? il nous demande la faveur de taire cette réponse jusqu’au retour de son voyage suivant, « pour un motif très grave, mais secret, et qu’il est forcé de garder pour lui. » Il faut voir avec quelle charmante et touchante humilité il s’excuse de ne pouvoir nous parler que par ouï-dire de tel monument qu’il n’a pas eu le temps de visiter