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trop précieuse pour l’entraver d’un lien nouveau, si doré qu’il pût être. Ce fut la raison qu’il donna, et il n’y a guère apparence qu’il eût quelque autre arrière-pensée, ni que Julie entrât pour rien dans son obstinée résistance[1]. S’il se plaisait dans son salon, s’il était digne d’apprécier le charme unique de sa causerie, aucun symptôme, aucun témoignage ne révèle que son cœur ait été touché et que dès lors il ait subi l’attrait d’une âme si semblable à la sienne. Toujours est-il que son refus provoqua des scènes assez vives et rompit la paix familiale. Son congé, au surplus, était sur le point d’expirer, ses devoirs militaires le rappelaient à son régiment ; il ne fit nul effort pour avoir une prolongation. Au début de janvier 1867, le marquis de Mora s’arrachait de Paris et regagnait Madrid, où l’attendait un accueil enthousiaste.


IV

Un curieux mouvement d’opinion se dessinait précisément alors dans la société castillane. La fréquence croissante des voyages, la traduction en espagnol des œuvres les plus réputées de nos modernes philosophes, d’assez nombreuses alliances avec notre aristocratie, avaient, chez nos voisins, donné l’éveil à cet esprit nouveau qui entraînait l’élite de la nation française. Tout ce qui venait de Paris y jouissait d’un prestige étrange ; certains noms, comme ceux de Diderot, de J.-J. Rousseau, de Voltaire, excitaient la ferveur dévote de gens dont la plupart n’avaient ouvert aucun de leurs ouvrages ; une visite à Ferney, — un « pèlerinage, » comme on disait, — assurait à bon compte un renom d’esprit distingué. Tel qui, de toute son existence, n’avait pratiqué que la chasse, la danse, le jeu, les corridas, se croyait apte à réformer les mœurs, les lois de sa patrie, se déclarait humanitaire, ennemi de la superstition, partisan convaincu de la diffusion des lumières. La « tolérance » était une mode, la « pensée libre » une élégance. Transformation sans doute toute d’apparence, à fleur de peau, qui, pour beaucoup, laissait intact le fond héréditaire de croyances et de préjugés, mais qui explique l’incroyable succès qui allait accueillir, à son retour

  1. Félicité d’Egmont épousa deux ans plus tard, en 1768, le prince Luis Pignatelli, frère cadet de Mora, dont elle eut trois enfans, nés à Paris de 1770 à 1778. (Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, du 28 février 1905.)