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Certes, le portrait aurait besoin de quelques petites touches complémentaires. Ainsi Loiseau a négligé de noter, entre autres choses, que ce « vray bon homme » est, essentiellement, un Anglais. Avec tout son enthousiasme de poète, il apporte à ses observations un esprit méthodique et précis, ne manquant jamais, dans une ville, à s’enquérir du nombre des habitans, de la valeur des monnaies, de la distance exacte entre cette ville et l’étape suivante, et s’indignant fort d’une coutume qu’il remarque dans le pays des Grisons, où, « quand un étranger demande, en chemin, à combien de lieues il est d’un endroit, l’indigène interrogé ne lui répond pas : tant et tant, mais lui dit en combien d’heures il y parviendra ; réponse dont un voyageur ne se satisfait que très imparfaitement, étant donné que tout le monde ne marche pas avec la même vitesse : car quelques-uns peuvent aller plus loin en une heure que d’autres en trois. » Pareil à ses successeurs anglais de 1905, Coryat aime encore à emporter des souvenirs des lieux qu’il visite. Au départ de Lanslebourg, il ramasse une pierre où il croit découvrir des traces de métal. « J’avais l’intention de la rapporter en Angleterre ; mais un de mes compagnons, à qui je l’avais confiée pour qu’il me la gardât, l’a perdue. » A Brescia, il pousse la hardiesse jusqu’à voler, dans une église, un ex-voto de cire, « ce qui, si l’on s’en était aperçu en temps, m’aurait peut-être valu de tomber entre les mains de l’Inquisition. » Il rapporte aussi, de son voyage, une fourchette ; et voici en quels termes il nous fait part de cet événement :


Je mentionnerai ici une chose dont j’aurais dû déjà parler plus haut, en décrivant la première ville d’Italie où je me suis arrêté. Car j’ai observé, dans toutes les cités italiennes que j’ai traversées, une coutume qui n’existe dans aucun autre des pays que j’ai vus. Les Italiens, comme aussi la plupart des étrangers qui séjournent en Italie, emploient toujours, à table, une petite fourche pour couper la viande. Tandis qu’avec leur couteau ils tranchent la viande sur le plat, de l’autre main ils maintiennent cette viande, sur le plat, avec la susdite fourche. Et la raison de cette curieuse coutume est que les Italiens ne peuvent en aucune façon souffrir que l’on touche à leur plat avec les doigts, attendu que tout le monde n’a pas les doigts également propres. Sur quoi j’ai trouvé bon, moi-même, d’imiter la coutume italienne, non seulement pendant que j’étais en Italie, mais aussi en Allemagne, et souvent même en Angleterre depuis mon retour : lequel fréquent usage de ma fourchette m’a un jour valu les railleries de mon savant ami M. Laurent Whitaker, qui, dans sa joyeuse humeur, n’a pas hésité à m’appeler furcifer, c’est-à-dire porte-fourche, — mais seulement parce que j’employais une fourche à table, et non point pour d’autres causes.