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Galles, il avait réussi à obtenir du Conseil Privé la permission de sortir du royaume : rare et précieux privilège en un temps où s’observaient encore, dans leur rigueur, les précautions prises naguère par la prudente Elisabeth pour empêcher que les gentilshommes anglais, au contact des mœurs françaises ou italiennes, fussent tentés de se relâcher de leur indignation protestante contre « l’idolâtrie. » Il n’avait pas négligé non plus de « s’assurer, » avant son départ, suivant une coutume alors si constante que son éminent ami et confrère, M. William Shakspeare, nous en a gardé la trace dans sa belle Tempête. A un certain drapier de son comté, nommé Jacques Starre, Coryat avait remis cinquante marcs d’argent, moyennant promesse écrite de recevoir le double de cette somme au cas où, par miracle, il reviendrait vivant de son aventure. Enfin il s’était fait donner, à Londres, une lettre d’introduction pour l’ambassadeur anglais à Venise, sir Henry Wotton. « Quelque plaisir ou contentement que l’on puisse retirer d’une bonne compagnie, d’études libérales, ou d’un discours varié, — disait la lettre, — vous trouverez tout cela en M. Thomas Coryat. » L’auteur de la lettre ajoutait encore qu’il avait « recommandé au voyageur d’emporter avec lui deux choses : une extrême discrétion et de l’argent ; » mais force avait été à Coryat de se conformer, sur ce second point, à la loi qui défendait à tout sujet anglais d’avoir sur lui, en quittant le royaume, plus de cinq livres sterling en or ou billon. Et ainsi, ayant heureusement terminé tous ses préparatifs, — parmi lesquels je ne dois pas oublier de mentionner l’achat d’une paire de souliers plats à doubles semelles, — il avait pris congé de ses amis, et s’était bravement embarqué dans le port de Douvres, à destination de Calais.

Voyageant le plus souvent à pied, et n’ayant d’autre langue à son service que le latin, il visita tour à tour la France, la Savoie, le nord de l’Italie, séjourna près de trois mois à Venise, parcourut ensuite les Grisons, la Haute-Allemagne, et les Pays-Bas, d’où il revint à Londres, le 1er octobre, un peu moins de cinq mois après son départ. Son voyage, d’un bout à l’autre, n’avait été pour lui qu’un ravissement ininterrompu. « En vérité, nous dit-il lui-même, telles sont l’exubérance et la surabondance des plaisirs exotiques ouverts aux voyageurs que, pour ma propre part, j’ai cueilli une satisfaction plus entière et plus douce, durant ces cinq mois employés à explorer les divers pays où je suis allé, que je n’avais fait durant toute ma vie précédente en Angleterre, c’est-à-dire en l’espace de trente-deux ans. » Hélas ! le retour lui réservait de cruelles épreuves. Son drapier, Jacques Starre,