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sincérité de celui qui, du premier coup, semble l’avoir si bien conquise : « On voit toujours jusqu’au fond de son âme, et il estime assez les gens qu’il aime, ou du moins il les aime assez, pour croire que l’art qu’il pourrait employer est au-dessous d’eux et de lui. En un mot, cet homme remplit l’idée que j’ai de la perfection ! »

Nous prenons ici sur le fait l’imagination romanesque, nourrie de rêves et de chimères. L’être idéal, l’impossible héros entrevu dans le vague des songes, a revêtu soudain un corps et une forme concrète. Nul défaut, nulle faiblesse n’en dépare la suprême beauté. Il est celui que, depuis sa jeunesse, elle appelle de ses vœux secrets ; et si, sur cette image, sa tête seule a d’abord pris feu, son cœur, bien qu’elle s’en défende, ne tarde guère à s’embraser de même : « Ah ! si vous saviez combien cette âme honnête a touché la mienne ! » Elle n’avoue pas cependant sa défaite, et la passion naissante se couvre encore du voile accoutumé en pareil cas : « Si ce n’était pas un homme, je vous en dirais davantage, car n’allez pas croire que cette amitié aille jusqu’à l’amour[1] ! »

Quand Julie parle de la sorte, tout porte à croire à sa bonne foi. Si, même pour une femme d’expérience, il est parfois malaisé, au début, de distinguer dans le fond de son cœur la clarté douce de l’amitié de la flamme ardente de l’amour, combien dut-il en être ainsi pour la créature à la fois passionnée et novice, dont les plus chastes sentimens se traduisaient par les expressions exaltées que, dans nos précédentes études, nous avons notées au passage ? Il est d’ailleurs à supposer que l’illusion eût été brève ; mais, dans cette phase initiale, le temps fit défaut à Julie pour voir clair dans son âme ; le roman, à peine ébauché, parut se clore dès le premier chapitre. La lettre où Mlle de Lespinasse fait à son confident le récit de sa découverte est datée du 19 décembre ; et c’est quinze jours plus tard que le jeune Espagnol reprenait le chemin de son pays natal.

Une vulgaire querelle de famille fut l’occasion de ce brusque départ. L’ardent désir de ses parens était qu’il refît sa vie sans délai par un second mariage ; or, il s’offrait alors pour lui un excellent parti, Félicité d’Egmont Pignatelli, riche, belle, de haute naissance, cousine éloignée des Fuentès. Mais, malgré l’insistance des siens, Mora ne voulut rien entendre ; sa liberté lui semblait

  1. Lettre du 19 décembre 1766. Ibidem.