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La dernière page se ferme sur cette vision d’Un Marbre brisé :


La mousse fut pieuse en fermant ses yeux mornes
Car dans ce bois inculte il chercherait en vain
La vierge qui versait le lait pur et le vin
Sur la terre au beau nom dont il marqua les bornes…


C’est entre ces deux images de ruine et de destruction que se déroule la série d’épisodes triomphans et glorieux dont nous venons d’avoir le spectacle. Car tout passe et tout meurt, et c’est un cimetière que l’histoire.

Ainsi de cette œuvre en fête se dégage une mélancolie. C’est la mélancolie de l’épicurien qui, au moment où il goûte le plaisir, s’attriste de sentir qu’il lui échappe. C’est la mélancolie de Lucrèce et de Virgile. Tandis que l’homme moderne ou s’élève à une pensée d’au delà de la terre, ou s’indigne contre l’atrocité du néant, le sage antique se retourne vers la nature, qui reverdit à chaque printemps, pour s’absorber dans son éternelle jeunesse. Ce sentiment du passé donne à l’œuvre de l’écrivain sa poésie, et c’est à cette impression dernière de tristesse que nous en mesurons la profondeur. Car, nous autres qui ne vivons que dans le présent, notre regard ne saisit que le jeu des apparences ; le poète, qui est à sa manière un philosophe et qui est dans le secret des dieux, atteint jusqu’aux lois. Il voit comment du chaos surgissent toutes les formes à l’appel de la Beauté, et comment elles périssent pour renaître ; et il suit, dans leur œuvre incessante et dans leur travail sans trêve,


Ces deux enfans divins, le Désir et la Mort.


Cette poésie qui ressuscite les grandes époques de l’humanité devait être une poésie plastique. Comme Gautier, comme Leconte de Lisle, et plus qu’aucun de ses compagnons du Parnasse, Heredia a l’imagination plastique. Son métier de poète, il le compare à celui du verrier, de l’enlumineur, de l’orfèvre ou du relieur. Qu’on se souvienne des pièces où Lamartine, Musset, et même Hugo énumèrent les thèmes qui se présentent à leur esprit et parmi lesquels va choisir leur fantaisie. C’est sous forme plastique qu’apparaissent tous les sujets à J.-M. de Heredia, et il va choisir entre ces « rêves d’émail : »


Peindrai-je Achille en pleurs près de Penthésilée,
Orphée ouvrant les bras vers l’épouse exilée
Sur la porte infernale aux infrangibles gonds ?…