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voure les triomphes de la force et sent tout son être décuplé par la victoire. C’est le conquérant qui réalise son rêve brutal, le fondateur de ville qui, en se survivant par l’œuvre qu’il a fondée, emporte ce succès plus qu’humain de prévaloir contre la brièveté de la vie. C’est aussi l’artiste qui emprisonne la forme dans un contour harmonieux et précis, et c’est le poète qui distribue à son gré l’immortalité. Ceux-là ont ce privilège de communier avec la beauté : ils ont un pouvoir que les autres hommes n’ont pas. Poètes ou conquérans, artistes ou capitaines, eux seuls méritent d’être comptés, parce qu’ils sont des exemplaires supérieurs de l’humanité : le genre humain tout entier ne vit que pour quelques hommes.

De même les seuls instans qui signifient dans l’histoire, ce sont les minutes héroïques. Le poète choisit dans toute la durée quelques-uns de ces momens, gros de l’avenir, où un grand destin s’achève, où un grand destin commence. Antoine lit dans les yeux de Cléopâtre sa prochaine défaite, et nous apercevons dans le heurt d’Actium la lutte de deux civilisations. Des artistes découvrent les merveilles de la beauté antique, et nous devinons la grande poussée de paganisme triomphant sous laquelle va sombrer l’idéal ascétique du moyen âge. Or, déjà commence la navigation des conquérans de l’Or, vers ces étoiles nouvelles qui brillent à l’aurore de la vie moderne… Sur ces instans choisis, qui résument en eux tout un passé, qui annoncent tout un avenir, le poète concentre une intense lumière, il les fait saillir comme des îlots brillans sur cet océan des âges aux flots monotones et gris.

Et pourtant ces héros, au moment que le poète les évoque, ce ne sont plus que des ombres quittant à son appel l’inexorable Érèbe et la Nuit ténébreuse. Ces grandes scènes de l’histoire se sont évanouies avec les drames qu’elles symbolisaient : elles ne sont plus qu’un vain souvenir dans la mémoire des hommes d’où quelque jour elles se seront complètement effacées. Des plus éclatantes victoires, c’est à peine s’il subsiste quelque trophée. Où s’élevaient naguère des villes populeuses, quelques ruines jonchent le sol, et le silence s’est emparé des plages jadis tumultueuses. Au seuil du livre, nous lisions ce sonnet de l’Oubli :

Le temple est en ruine au haut du promontoire
Et la mort a mêlé dans ce fauve terrain
Les déesses de marbre et les héros d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire…