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assurément ni le principe ni le tout ; elle en fut peut-être un élément, non pas le moins humain, ni le plus noble, ni le plus pur.

IV


Une semblable vicissitude peut être appréciée de deux manières : selon l’esprit et selon le sentiment ou le cœur. Du point de vue intellectuel, plus on la considère, et plus on y reconnaît un contraste, — nous en avons montré la violence, — mais non point, en somme et au fond, une contradiction. Soit en bien, soit en mal, on n’a jamais parlé de Wagner comme l’a fait Nietzsche, et dans les deux cas, ou dans les deux sens, jamais peut-être on n’en a mieux parlé. Il faut avouer que de tous les grands musiciens, Wagner est le seul qui nous divise encore, et profondément, contre nous-mêmes. On sert vraiment deux maîtres en lui, ou plutôt, s’il en est un qu’on sert, et qu’on admire, et qu’on adore, il en est un autre auquel on résiste, qu’on maudit et qu’on est parfois tenté de haïr. Nietzsche ne fit pas autre chose. Il vit et montra tour à tour ce que Balzac appelle quelque part « l’endroit du pour et l’envers du contre. » Il frappa les deux faces de la médaille. Il eut le tort seulement d’en frapper le revers avec trop de violence et de dureté. Puis, égaré par sa colère, il retourna l’effigie et refusa désormais de la regarder du côté de la beauté et de la lumière.

Mais il ne put arracher de ses yeux, même fermés, la vision jusqu’à la fin éblouissante. Son esprit incertain et près de s’égarer ne se résigna jamais complètement à ne plus admirer Wagner, son cœur encore moins à ne le plus aimer. Il appelait « sainte, » — sainte comme la douleur, comme le remords peut-être, — l’heure où Wagner mourut à Venise. Il pleurait au seul nom des lieux témoins de leurs anciennes rencontres. Sa guérison, pour employer son propre langage, lui fut plus cruelle que n’avait été son mal, et dans le secret, dans l’ombre de son âme où montait la nuit, c’est son mal qu’il continua de chérir.

Il a dit avec magnificence : « Nous fûmes amis et nous sommes devenus étrangers l’un pour l’autre. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons pas nous le cacher et nous le dissimuler comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux navires dont chacun a son but et sa voie ; nous pouvons bien nous