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plus grand nombre ; c’est là que règne le voisin; c’est là qu’on, devient voisin. »

Mais la musique de Wagner n’est pas seulement pour la foule; plus que, toute autre, elle est foule elle-même. Symphonique au suprême degré, le nombre, — et le grand nombre, — des parties ou des voix, des « motifs » et des sonorités, est son élément, si ce n’est son essence. Pour cette raison encore, l’individualisme, esthétique autant que moral, de Nietzsche, devait se détourner d’elle et retourner à la musique latine, à la musique ayant pour centre et pour sommet la mélodie, c’est-à-dire l’unité, c’est-à-dire la forme et la force personnelle entre toutes, la représentation sonore par excellence de l’individu.

Enfin, avec l’égoïsme doctrinal ou de théorie, il n’est point , incroyable, — et certains biographes le laissent entendre[1], — que l’amour-propre , l’orgueil en quelque sorte pratique ait éloigné le grand penseur de l’artiste plus grand encore ou, tout au moins, grand autrement que lui. Nietzsche, dans son Richard Wagner à Bayreuth, avait écrit : « L’anneau du Nibelung est un immense système de pensées, mais sans la forme spéculative de la pensée. Un philosophe pourrait peut-être lui opposer quelque chose d’analogue, qui serait complètement dénué d’images et d’action, et ne nous parlerait que sous la forme d’idées : on aurait alors représenté la même chose dans deux sphères disparates, une fois pour le peuple et une fois pour l’opposé du peuple, pour l’homme théorique. »

Le philosophe dont parle Nietzsche, c’est lui-même. C’est lui qui s’était flatté d’accomplir avec Wagner une œuvre commune, mais partagée inégalement, et que, par la gloire autant que par le génie, il estimait surtout sienne. N’avait-il pas dédié l’un de ses livres à Wagner comme à son « sublime lutteur d’avant-garde » (meinem erhabenen Vorkämpfer) ? Et voici que d’avant-garde seule obtenait l’honneur de la victoire. Le monde des formes sensibles l’emportait sur le monde des idées pures. Une des sphères englobait l’autre. La musique triomphait sans la philosophie ou plutôt triomphait d’elle, et le verbe était oublié pour les sons ! L’éviction, ne fût-elle qu’imaginaire, était dure, et la déception terrible. A-t-elle été pour quelque chose dans le grand changement que nous achevons d’étudier ? Elle n’en fut

  1. Voyez un article de M. Schuré dans la Revue du 15 août 1895 et, dans la Revue du 15 mai 1897, un article de M. de Wyzewa.