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Dans l’idéalisme de Wagner, il reste un dernier élément : l’élément social. Individualiste autant qu’irréligieux, Nietzsche ne pouvait manquer de le rejeter avec le même dégoût et la même violence que l’élément chrétien. À cet égard encore, il devait infailliblement réagir contre la musique de Wagner, si bien définie par les deux mots d’Amiel : « musique foule. » C’est à la foule que Wagner s’adresse. C’est la foule qu’il convie à l’écouter et à le comprendre. C’est à la foule, à l’humanité tout entière qu’il annonce, qu’il promet un art messager, ouvrier de salut et de joie. Nietzsche, s’était porté garant, — on se rappelle avec quel enthousiasme, — de cette vocation et de cette promesse universelle. Avec quelle sécheresse et quel dédain, il la rétracte aujourd’hui ! « Le peuple possède bien quelque chose que l’on peut appeler des aspirations artistiques ; mais celles-ci sont minimes et faciles à satisfaire. Les déchets de l’art y suffisent. » Jadis il estimait que ce n’était pas trop, pour une si grande mission, de tout l’effort, de tout le progrès de l’art, de tous les arts, fondus ou refondus ensemble par la flamme du génie wagnérien. Le théâtre, le théâtre de Bayreuth, allait devenir, autant que l’asile et le sanctuaire, l’école de l’humanité. Et voici qu’au lieu de l’abriter, de la consoler, de l’instruire, le théâtre n’est plus bon qu’à la corrompre. Le danger et le vice du théâtre, c’est de détruire le sens individuel, de le perdre et de le noyer dans l’âme de la foule : « Que m’importe, à moi, le théâtre ? Que m’importent les crampes de ses extases « morales » dont le peuple se satisfait ?... J’ai un naturel essentiellement anti-théâtral ; au fond de l’âme, j’ai contre le théâtre, cet art des masses par excellence, le dédain profond qu’éprouve aujourd’hui tout artiste... À Bayreuth, on n’est honnête qu’en tant que masse ; en tant qu’individu, on ment, on se ment à soi-même. On se laisse soi-même chez soi lorsqu’on va à Bayreuth, on renonce au droit de parler et de choisir, on renonce à son propre goût, même à sa bravoure telle qu’on la possède et l’exerce envers Dieu et les hommes, entre ses quatre murs. Personne n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre. Il y manque la solitude. Tout ce qui est parfait ne tolère pas de témoins. Au théâtre, on devient peuple, troupeau, femme, pharisien, électeur, fondateur-patron, idiot, wagnérien. C’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du