Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/922

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle ne met point en sueur... Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats ; première thèse de mon esthétique... Cette musique est riche, elle est précise. Elle construit, organise, achève ; par là, elle forme un contraste avec le polype dans la musique, avec la « mélodie infinie .. » Le ciel gris de l’abstraction semble sillonné par la foudre ; la lumière devient assez intense pour saisir les « filigranes » des choses ; les grands problèmes sont assez proches pour être saisis ; nous embrassons le monde comme si nous étions au haut d’une montagne... J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage d’une sensibilité qui, jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Europe civilisée, je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ardente. Quel bien nous font les après-midi dorés de son bonheur ! »

Lumineux, précis et formel, voilà l’idéal gréco-latin. On l’appelle aussi l’idéal classique. Nietzsche y revient, et l’adore également sous cet autre nom, qui ne signifie pas autre chose. Il reconnaît une seconde forme de son erreur et désormais, il déteste, il dénonce en Wagner le génie romantique autant que le génie moderne et le génie allemand. Il se rallie à la doctrine et à la parole de Goethe : « Le classique est sain, le romantique est malade. » Wagner n’eut pas, ou plutôt ne fut pas une autre maladie. Et Nietzsche avait pu croire qu’il était la santé et la vie! Il avait trouvé le parfum du printemps à cette fleur empoisonnée de l’automne! Enfin il l’a jetée loin de lui. Il était temps. « Il était grand temps de prendre congé. Cela me fut démontré tout de suite. Richard Wagner, le plus victorieux en apparence, en réalité un romantique caduc et désespéré, s’eff"ondra soudain, irrémédiablement anéanti... L’événement inattendu me jeta une lumière soudaine sur l’endroit que je venais de quitter et me donna aussi ce frisson de terreur que l’on ressent après avoir couru inconsciemment un immense danger. Lorsque je continuai seul ma route, je me mis à trembler... Je commençai par m’interdire, radicalement et par principe, toute musique romantique, cet art ambigu, fanfaron, étoufi"ant, qui prive l’esprit de sa sévérité et de sa joie, et qui fait pulluler toute sorte de désirs vagues et d’envies spongieuses. Cave musicam ! C’est aujourd’hui mon conseil à tous ceux qui sont assez virils pour tenir à la netteté dans les choses de l’esprit. Une pareille musique énerve, amollit, efféminé ; son éternel féminin nous attire en bas. »