Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/916

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son cœur. Alors en un plomb vil on vit l’or pur se changer. Et ce fut un exemple insigne du phénomène ou de l’évolution que Nietzsche appelait la transmutation des valeurs et dans laquelle il avait cru reconnaître la loi même de sa pensée et de sa vie.

Fond et forme, principes et conséquences, la banqueroute n’épargna rien. Nietzsche se désavoua tout entier. De ses deux ouvrages : Richard Wagner à Bayreuth et le Cas Wagner, le second est à tous égards, dans l’ensemble et dans le détail, une épreuve négative et comme l’envers du premier. Tout ce que Nietzsche donna jadis à Wagner, il le lui reprend, et d’une main plus avare qu’elle n’avait été libérale autrefois. Il avait défini Wagner : « Un talent naturel pour le théâtre qui dut renoncer à se satisfaire de la manière la plus vulgaire et ne trouva son issue et son salut qu’en faisant contribuer tous les arts à une grande révolution théâtrale. » Il retourne aujourd’hui le portrait, ou le renverse, et dans celui qu’il regardait comme l’artiste supérieur, le dramaturge intégral, il ne voit plus que le comédien, c’est le comédien qu’il dénonce et qu’il maudit. « Vous ne savez pas, s’écrie-t-il, qui est Wagner : un comédien de premier ordre... Le comédien Wagner est un tyran... Incomparable histrion, le plus grand des mimes, le génie de théâtre le plus étonnant que les Allemands aient jamais possédé, notre talent scénique par excellence. » Que signifie l’apparition de Wagner ? « L’avènement du comédien dans la musique, événement capital, qui donne à penser et qui donne aussi à craindre . »

Voir encore en Wagner un musicien de théâtre, Nietzsche ne s’y refuserait peut-être pas, « s’il était une fois prouvé que la musique puisse, dans certaines circonstances, ne pas être de la musique, mais un langage, un outil, une ancilla dramaturgica. » Mais pour la musique pure, celle que Hegel appelait la musique indépendante, qui n’est belle et n’existe qu’en soi, Nietzsche en refuse, en reprend à Wagner le génie ou le don. Et parmi tant de reprises que sa vengeance exerce, il faut avouer que celle-ci n’est pas la moins exorbitante. « Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé en sacrifiant toute règle et, plus nettement, tout style dans la musique, pour faire d’elle ce dont il avait besoin, une rhétorique théâtrale, un moyen d’expression, un renfort de mimique, de suggestion, de pittoresque psychologique. » Le fond musical et la substance organique, voilà ce qui manque le plus aux partitions de Wagner.