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d’un caractère énergique et d’une intelligence ouverte. » Versé dans les littératures espagnole et française, il se piquait d’écrire dans les deux langues ; la traduction qu’il fit d’un des ouvrages de Baltazar Gracian[1] fut recommandée par Voltaire aux suffrages de l’Académie et accueillie par des applaudissemens ; car philosophes et gens de lettres se faisaient gloire d’un tel confrère et payaient d’éloges emphatiques son adhésion à leurs doctrines.

Le patronage de ces deux diplomates aida sans doute les premiers débuts de Mora ; mais la situation de sa famille aurait suffi pour lui gagner les faveurs du monde parisien. Depuis la conclusion du Pacte de famille, l’ambassadeur d’Espagne était fort en honneur à la cour du Roi très chrétien. Tandis que, pour les membres du corps diplomatique, les mardis seuls étaient consacrés aux audiences, les portes du palais s’ouvraient toujours à deux battans pour le comte de Fuentès. Louis XV lui réservait un logement à Versailles, comme dans ses autres résidences. Toute la famille royale le traitait sur un pied d’amicale familiarité ; la Reine et Mesdames, filles du Roi, se faisaient expédier chaque jour, de la cuisine de l’ambassade, certains plats espagnols dont elles étaient friandes ; et l’on assure qu’un soir où le comte négligea de paraître au souper, Louis XV envoya sur-le-champ prendre de ses nouvelles et le « gronda fort, » le lendemain, de l’inquiétude dont il avait été la cause. « On ne saurait dire combien Fuentès est estimé à Paris, écrit dans son journal le duc de Villa-Hermosa. La Reine dit qu’elle ne veut pas entendre parler de son départ, désirant le garder toujours auprès d’elle. Le Roi ne peut s’en passer… C’est un homme qui peut faire tout ce qu’il veut, car, de lui, on ne prend jamais rien en mauvaise part. » La plupart des femmes de la Cour, conquises par ses prévenances et par sa galanterie, recherchaient ses hommages, tandis que l’Encyclopédie découvrait dans l’ambassadeur « l’un des hommes les plus éclairés de son temps et de son pays. »

La comtesse de Fuentès contribuait, pour sa part, à soutenir habilement cette popularité. Atteinte déjà du mal qui devait un jour l’emporter, elle cachait ses souffrances avec cette espèce d’héroïsme qu’inspire à certaines femmes la passion des plaisirs

  1. El Criticon, l’Épilogueur.