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reliques se retrouvent de nos jours encore parmi les souvenirs de famille de cette noble maison[1].


C’est le jeudi 2 juin que Mlle de Lespinasse reçut le funeste message[2]. « J’aurais été trop fortunée, s’écriera-t-elle à ce souvenir[3], que le terme de ma vie eût été le mercredi 1er juin ! » Le premier cri qui lui échappe est qu’elle a tué l’homme qui l’aimait, qu’elle a, comme elle le dit, « prononcé son arrêt. » Rien ne pourra jamais délivrer entièrement son âme de cette effroyable impression[4]. Au déchirement de la douleur se joint la brûlure du remords. Elle ne se repent pas seulement de s’être montrée infidèle ; cette faute, du moins Mora ne l’a-t-il pas connue : « Mon Dieu, combien je suis tombée ! Combien je suis déchue ! Mais il l’a ignoré… » Ce qui l’accable plus encore, c’est le regret d’avoir, par la froideur inconsciente de ses lettres, ébranlé la sécurité, la confiance de ce cœur fidèle : « Quelle affreuse pensée ! J’ai troublé ses derniers jours ! En craignant d’avoir à se plaindre de moi, il exposait sa vie pour moi ; et son dernier mouvement a été une action de tendresse et de passion[5]. » Auprès du désespoir que lui cause cette idée, tout ce qu’elle a souffert depuis sa plus tendre jeunesse lui semble aujourd’hui négligeable : « Un moment a anéanti trente-sept ans de malheur[6] ! » Sa tête s’égare : pour échapper à l’intolérable supplice, elle voit une seule issue, la mort, et sa résolution est prise. Que réellement elle ait voulu s’empoisonner, la chose est hors de doute. Vingt passages en font foi dans sa correspondance avec Guibert, témoin du fait et acteur dans le drame. Mais y eut-il, comme il paraît probable, un commencement d’exécution, et les soins de Guibert la rappelèrent-ils, malgré elle, à la vie ? Ou bien arriva-t-il chez elle à l’heure précise où elle allait boire le poison, et juste à temps

  1. Renseignemens communiqués par M. le marquis d’Alcedo.
  2. Lettre du 26 octobre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  3. Lettre du 8 octobre 1774. — Édition Asse.
  4. « Pourquoi aggraver vos maux, lui remontrait vainement Guibert, en vous imaginant que vous avez pu contribuer à sa mort ? Il la portait dans son sein depuis deux ans, et y avait échappé deux fois en Espagne ; il était parti mourant. Le consul à Bordeaux m’a dit que le médecin avait prononcé que partout il serait mort de même. Votre malheur est assez grand pour ne pas supposer des circonstances qui l’augmentent. » (Lettre du 8 octobre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.)
  5. Lettres des 25 août et 15 septembre 1774. — Édition Asse.
  6. Billet écrit à Suard le jour de la mort de Mora. — Archives du château de Talcy.