Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/869

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. de Mora ne se présente plus à moi que sous l’aspect de la mort. » Dans un second billet apparaît, plus nettement encore, le projet de suicide qui, dès lors, obsède son cerveau : « Il me semble que je n’ai plus rien à ménager. Vous savez bien à quoi vous en tenir, cependant vous ne savez pas tout. Non, il n’y a plus de calme, de repos à espérer… Vous me pardonnerez de ne pas faire cas de la raison et de la modération. Si je voulais vivre en société, il faudrait bien me soumettre à ces vertus ; mais je vous dis que je ne veux plus rester qu’un moment dans ce triste pays qu’on nomme la vie. D’après cela, voyez tout ce que je pense, et jugez de tout ce que je ferai[1]. »

Les sombres prévisions de Mlle de Lespinasse n’étaient que trop fondées. Dans la ville de Bordeaux, au fond de la chambre d’auberge où l’on avait porté l’héritier des Fuentès, un être décharné, ravagé par le mal, se débattait en vain, avec une énergie farouche, contre la mort qui le privait de la consolation de revoir son amie. Trois jours entiers, il lutta contre l’agonie, conservant sa pleine connaissance. Il semble qu’à cette heure suprême la foi de son enfance se soit réveillée dans son âme ; il est, en tous cas, avéré que le curé de la paroisse voisine vint lui administrer les secours de la religion. Le 27 mai, rassemblant toutes ses forces, de sa main défaillante il traça pour Julie quelques lignes empreintes de désespoir et de tendresse. « J’allais vous revoir ; il faut mourir. Quelle affreuse destinée !… Mais vous m’avez aimé, et vous me faites encore éprouver un sentiment doux. Je meurs pour vous[2]… » Cette même journée, il rendit le dernier soupir, et on l’enterra le lendemain, — avec une certaine « pompe, » comme s’exprime l’acte de décès[3], — dans l’église, aujourd’hui détruite, de Notre-Dame de Puy-Paulin. Avant de l’ensevelir, ses serviteurs retirèrent deux bagues de son doigt : l’une encerclait une mince tresse de cheveux, des cheveux de Julie ; l’autre était un simple anneau d’or, où était gravée cette devise : Tout passe, hormis l’amour. La première de ces bagues fut envoyée par la duchesse de Villa Hermosa à Mlle de Lespinasse, qui la lui restitua plus tard par testament. Les deux

  1. Archives du château de Talcy.
  2. Cité dans la lettre de Mlle de Lespinasse du 26 septembre 1774. — Édition Asse.
  3. Cet acte est imprimé parmi les documens complémentaires des Lettres inédites de Mlle de Lespinasse, publiées par M. Charles Henry.