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fuir un climat pernicieux et de venir promptement se remettre en ses doctes mains.

Ces appels, si pressans qu’ils fussent, n’auraient peut-être pas suffi pour décider le moribond à entreprendre un long et fatigant voyage, si un autre motif ne l’y eût secrètement poussé. Sans qu’il ait eu d’information précise, et guidé par ce seul instinct qui naît d’un sentiment profond, il devinait confusément que quelque chose avait changé dans le cœur de Julie : « Je m’en souviens, confessera celle-ci avec larmes[1], j’avais osé concevoir l’abominable projet, j’avais formé la résolution de porter la mort dans le sein de mon ami, de l’abandonner, de cesser de l’aimer comme il voulait l’être, comme il méritait de l’être. » Pourtant elle reculait toujours l’heure du cruel aveu, dont elle craignait l’effet sur ce frêle organisme ; mais sa plume, autrefois si libre et si sincère, trahissait, malgré ses efforts, les perplexités de son âme ; et Mora, étonné, anxieux, cherchait vainement, dans ces lignes embarrassées, la chaleur, l’effusion, qui répondaient autrefois à sa flamme. « Il a connu pour la première fois le doute, écrit encore Julie[2] ; il passait de l’inquiétude à la crainte ; ses lettres, ainsi que son cœur, étaient remplies de trouble et de douleur. » Loin cependant de le décourager, l’affreux soupçon ne faisait qu’aviver sa ferme volonté de reconquérir l’inconstante[3]. Telle fut, affirme Mlle de Lespinasse, la grande raison qui précipita son départ : « Il a risqué sa vie[4], il s’est arraché à une famille, à des amis qui l’adoraient. Il venait, disait-il, réchauffer un cœur que l’absence avait

  1. Lettre du 3 septembre 1774. — Archives du comte Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre du 3 septembre, passim.
  3. Mme Suard dans ses Mémoires, insinue que Mora avait, de son côté, fait infidélité à Mlle de Lespinasse : « Il fut trois ans absent, écrit-elle, et, d’après ce que j’ai appris, ils avaient à se faire une confidence réciproque… Le cœur de Mlle de Lespinasse eût été soulagé en apprenant que M. de Mora avait à se reprocher le même tort dont elle s’accusait elle-même. » Cette assertion est contredite par tous les documens qui émanent de la famille de Mora. On y voit, au contraire, que ses parens, désolés de son obstination à épouser Julie, cherchèrent à renouer les liens qui l’attachaient jadis à la duchesse de Huescar et à le marier avec celle qu’ils dédaignaient naguère, mais qu’ils ne parvinrent point à vaincre son refus opiniâtre. Julie écrit de son côté dans un passage, jusqu’à ce jour inédit, de ses lettres à Guibert : « Le malheur, l’absence, la maladie, la séduction de deux femmes passionnées, dont il était l’unique objet, rien n’avait pu ébranler ni refroidir une âme de feu. » (Lettre du 26 septembre 1774. — Arch. du comte de Villeneuve-Guibert.) De ces deux femmes, l’une est assurément la duchesse de Huescar, l’autre nous reste inconnue.
  4. Lettre du 3 septembre 1774, passim.