Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/866

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apporter les nouvelles à Mlle de Lespinasse, qui les attendait avec une terreur et un effroi dont j’étais fort alarmé. Nulle part au monde, M. le marquis de Mora ne peut être plus aimé qu’il est dans le petit coin que nous habitons… Vous voyez, monsieur le duc, que la méprise des médecins d’Espagne vient de penser coûter la vie à M. de Mora. Qui peut répondre qu’à l’avenir ils voient et fassent mieux ?… Ce serait une action tout à fait digne de votre amitié de le ramener en France, et vous pourriez vous dire que vous auriez non seulement assuré la santé de votre ami, mais que vous lui auriez sauvé la vie… Ce projet me semble très facile, insiste-t-il encore, quand je pense à votre sentiment pour M. le marquis de Mora, et à la nécessité de le tirer promptement d’un air funeste et de fuir les médecins qui l’ont empoisonné. »

Que cette pensée, comme le dit Marmontel dans un passage de ses Mémoires[1], fût inspirée à d’Alembert par Mlle de Lespinasse, la chose est vraisemblable, et nul ne saurait l’en blâmer. L’opinion unanime de tous les amis de Mora était que le séjour de la capitale de la Castille serait pour lui la mort à bref délai. « La rechute de Mora commence à me faire désespérer sur son compte, mandait de Naples Galiani[2]. L’air de Madrid est trop ventilé, et ses poumons ne le supportent pas. » Cet avis était appuyé par le fameux Lorry[3], le médecin le plus réputé « parmi les femmes et les beaux esprits » de Paris, si fort en vogue, au dire de Bachaumont, que, lorsqu’il souffrait de la goutte, il donnait ses consultations du fond de son carrosse, où les malades descendaient le chercher. Il connaissait Mora pour l’avoir soigné autrefois, et il lui expédiait lettre sur lettre et note sur note, mi en français, mi en latin[4], pour l’adjurer de

  1. « Mlle de Lespinasse, dit Marmontel, imagina de faire prononcer par un médecin de Paris que le climat de l’Espagne lui serait mortel (à Mora), que, si on voulait lui sauver la vie, il fallait le renvoyer respirer l’air de la France. Et cette consultation, dictée par Mlle de Lespinasse, ce fut d’Alembert qui l’obtint de Lorry, son ami intime et l’un des plus célèbres médecins de Paris. L’autorité de Lorry, appuyée par le malade, eut en Espagne tout son effet. On laissa partir le jeune homme. Il mourut en chemin. »
  2. Lettre du 15 février 1174. — Édition Pérey et Maugras.
  3. Charles Lorry, docteur-régent de la Faculté de Paris, né en 1726, médecin du prince de Condé, des ducs de Noailles et de Richelieu, et occasionnellement du Roi, mort aux eaux de Bourbonne le 18 septembre 1783. (Éloge de Lorry, par Vicq d’Azir.
  4. Correspondance de d’Alembert avec le duc de Villa Hermosa. Loc. cit.