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malheurs. » On comprend assez ce langage : elle a goûté la voluptueuse ivresse, et ses lèvres sont desséchées par la soif du « perfide poison. » L’humiliation que lui cause sa faiblesse, la lutte constamment renouvelée entre son âme et son être physique, entre ses sens et sa raison, c’est désormais le drame mystérieux de sa vie, le tourment caché qui l’épuise, jusqu’à l’instant prochain où elle y succombera. Nous venons d’assister aux premières atteintes de ce mal ; ce qui n’est encore aujourd’hui qu’un trouble mélangé de honte va tourner brusquement à la souffrance aiguë ; une inguérissable blessure va s’ouvrir au fond de son cœur, juste et terrible vengeance, pensera-t-elle avec désespoir, de celui dont elle a trahi la tendresse.


VII

L’accident du mois de février avait laissé Mora dans le plus déplorable état de prostration morale et de faiblesse physique. La mort récente de sa mère, la comtesse de Fuentès, victime de la même maladie qui consumait son fils[1], redoublait encore l’inquiétude ; lui-même, si longtemps rempli d’illusions, semblait entrevoir par instans la menace d’une issue funeste. L’hémorragie reparaissait sans cesse ; la fièvre ne le quittait plus. Les médecins de Madrid, appelés en foule à son chevet, essayaient tour à tour des remèdes les plus violens, doses massives et répétées de fer, de quinquina, surtout innombrables saignées, suivant l’habitude espagnole. « Nulle part au monde on ne saigne autant qu’à Madrid ! » s’écriait d’Alembert au reçu de ces tristes détails. Justement effrayé de cette médication, le « secrétaire » de Mlle de Lespinasse n’a qu’un désir en tête, qui revient comme un refrain dans ses lettres au duc de Villa Hermosa : arracher le malade à des mains ignorantes, au climat « sec et brûlant » de Madrid, et le faire soigner à Paris par des praticiens éclairés : « Je suis venu à perdre haleine, écrit-il[2],

  1. La comtesse de Fuentès avait été prise, en septembre 1772, d’une phtisie, qui fit les plus rapides progrès. Son mari, ses enfans, ne la quittèrent pas un instant pendant sa maladie, et Mora notamment fut constamment près d’elle. Elle succomba le 12 octobre 1773. Une lettre de Mlle de Lespinasse parle de l’immense douleur que cette perte causa au marquis de Mora. (Lettre du 25 octobre 1774. — Édition Asse.)
  2. Lettre du 11 mars 1774 au duc de Villa Hermosa. — Retratos de Antano, passim.