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malheureuse créature a passé sa journée dans les limbes ; elle attendait un ange consolateur, qui n’est point venu. Il faisait sans doute le bonheur et le plaisir de quelque créature céleste ; lui-même était enivré des plaisirs du Ciel, et dans cette disposition rien ne pouvait me rappeler à lui. » Cette seule idée ranime sa colère apaisée : « Si en effet il est aussi heureux, je souhaite, du fond de l’âme, que rien ne le ramène à moi ; car je suis assez injuste pour détester son bonheur et pour désirer que le repentir et le remords le poursuivent sans cesse… Voilà les vœux, voilà le souhait de l’âme qui l’a le mieux aimé, et qui a le plus besoin de s’éteindre pour jamais ! »

Que parmi ces chocs répétés, malgré tant de mécomptes, tant de raisons de désaccord, une liaison subsistât entre deux êtres aussi foncièrement dissemblables, on a droit de s’en étonner ; et plus d’une fois Julie s’est posé ce problème avec une indicible angoisse : « Je ne peux pas m’expliquer[1]le charme qui me lie à vous. Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir. Je n’ai aucune confiance de vous ni en vous. Vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête. Vous me privez peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le Ciel accordait aux jours qui me restent à vivre[2]… Eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité. » Et de nouveau, à quelques jours de là, elle interrompt ses doléances par cette exclamation : « Mon ami, dans le temps où l’on croyait aux sortilèges, j’aurais expliqué tout ce que vous me faites éprouver, en disant que vous aviez eu le pouvoir de jeter sur moi un sort qui m’enlevait à moi-même. »

Ce « sortilège » qui l’attache, malgré tout, à l’homme qui lui a révélé l’amour dans toute sa plénitude, elle le connaît, au fond, plus qu’elle ne veut se l’avouer à elle-même, et sa plume, en termes voilés, laisse échapper un jour le douloureux secret : « Je sais de reste que je ne trouverai point de consolation dans votre âme, mon ami ; elle est vide de tendresse et de sentiment. Vous n’avez qu’un moyen de m’enlever à mes maux, c’est en m’enivrant, et ce remède même est le plus grand de tous mes

  1. Lettre de 1774. Ibidem.
  2. Allusion au projet de son mariage avec Mora.