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raison n’espère-t-elle plus rien pour elle-même ; et si forte est cette conviction que, la plupart du temps, elle n’ose parler à cœur ouvert et laisser jaillir au dehors les sources profondes de son âme : « Je ne vous parle ni de mes regrets ni de mes souvenirs, et, ce qui est plus cruel encore, je ne vous laisse voir qu’une partie de la sensibilité dont vous remplissez mon cœur, et je retiens la passion que vous excitez dans mon âme. Je me dis sans cesse : il n’y répondrait pas, il ne m’entendrait pas, et je mourrais de douleur[1]. »

A la suite de la déception naît promptement la défiance, et la jalousie endormie se réveille plus active et plus lancinante que jamais. Elle déploie à ce jeu une ingéniosité savante, une ténacité douloureuse, se forgeant tour à tour mille sujets divers de tourmens ; et il faut bien avouer qu’avec un homme tel que Guibert, dont tant de femmes sont affolées, elle n’a que l’embarras du choix. Ses soupçons s’égarent quelque temps sur Mme de Boufflers. J’ai dit, au cours d’une précédente étude[2], quel charme exquis conservait, malgré les années, cette femme spirituelle et coquette, experte en l’art de plaire, avide d’hommages comme en sa prime jeunesse. Qu’elle ait eu le désir de mettre Guibert sur sa liste, la chose est vraisemblable ; une lettre qu’elle lui adressait lors de son voyage en Allemagne, et qui s’est retrouvée plus tard dans les papiers de Mlle de Lespinasse[3], nous renseigne sur son talent à prendre cet orgueilleux par son faible : « Je suis fort injuste, Monsieur, je vous l’avouerai. Malgré la nouveauté de votre connaissance, je m’attribue le droit des plus anciennes amitiés, et sachant qu’on avait des lettres de vous, je me plaignais en secret de n’en avoir pas aussi. Je ne suis pas surprise de l’accueil que vous avez reçu du roi de Prusse ; mais j’aime à la folie la noble franchise avec laquelle vous parlez du trouble et du respect que vous a inspirés sa présence… Conservez votre noble enthousiasme, et ne vous laissez jamais persuader que la démarche naturelle de l’homme

  1. Ibidem.
  2. Voyez la Revue du 15 juin, p. 901.
  3. Recueil de pièces manuscrites provenant de la succession de Mlle de Lespinasse (Arch. du comte de Rochambeau). C’est peut-être à la trouvaille de ce billet de Mme de Boufflers que se réfère le passage suivant d’une lettre de Julie à Guibert : « Parmi les lettres que vous m’avez renvoyées, il y en a une qui n’est pas de moi, mais je jure de ne vous la rendre jamais ! » (Lettre de 1774. — Édition Asse.)