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qui auraient besoin de le lire, mais elles n’en profiteraient pas. Tout ce qui est bon sera toujours pour elles comme leurs plumes, fort au-dessus de leurs têtes. »

Cette belle humeur et cette sérénité ne pouvaient guère être durables. Entre les deux amans, le contraste des caractères était trop accusé pour que la liaison fût paisible. Julie, comme nous savons, excessive, absolue, se donnant tout entière et n’exigeant pas moins, Guibert épris sans doute, mais apportant dans son amour l’égoïsme et la légèreté d’un homme gâté par de nombreuses conquêtes, d’ailleurs passionné de mouvement et d’activité extérieure. Un fossé profond les sépare, et l’esprit pénétrant de Mlle de Lespinasse ne tarde guère à s’en apercevoir : « La dissipation, l’occupation, le mouvement vous suffisent, lui dira-t-elle bientôt ; moi, mon bonheur, c’est vous, ce n’est que vous. »

Plus les semaines s’écoulent, plus les dissonances s’accentuent. Chez Julie, l’ardeur dont elle brûle a tué l’amour du monde, détruit même le plaisir qu’elle goûtait, autrefois, dans l’entretien des gens d’esprit : « Ah ! ne me parlez pas de la ressource que je trouve dans la société ! Elle n’est plus pour moi qu’une contrainte insupportable, et si je pouvais déterminer M. d’Alembert à ne pas être avec moi, ma porte serait fermée. » Ce besoin nouveau d’isolement, de calme, de silence, la conduit jusqu’à l’injustice. Dans l’âme de ceux qu’elle recherchait naguère, elle ne veut plus voir aujourd’hui qu’orgueil, sottise et suffisance, en un mot, comme elle dit, « l’assemblage et l’assortiment de tout ce qui peuple l’enfer et les petites-maisons depuis mille siècles[1] ! » — « Tout cela, ajoute-t-elle, était hier au soir dans ma chambre, et les murs et les planches n’en sont pas écroulés, cela tient du prodige ! Au milieu de tous les grimauds, de tout les cuistres, les sots, les pédans, les abominables gens avec lesquels j’ai passé ma journée, je n’ai pensé qu’à vous et à vos folies, je vous ai regretté, je vous ai désiré. » Savourons encore ce tableau qu’elle trace de ses anciens fidèles[2] : « Mon Dieu ! que je les hais et que je les méprise, et qu’il me serait affreux de recommencer à vivre comme j’ai fait pendant dix ans ! J’ai vu de si près le vice en action, j’ai été si souvent la victime des petites et des viles passions des gens du monde, qu’il m’en est

  1. Lettre de 1774. — Édition Asse, et Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Ibidem.