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j’emploie à vous voir ! Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête ni dans le sang ; j’y ai pis que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement… Oui, vous devriez m’aimer à la folie. Je n’exige rien, je pardonne tout, et je n’ai jamais un moment d’humeur. Mon ami, je suis parfaite, car je vous aime en perfection. » A quelques jours de là : « J’ai pensé à vous, mais beaucoup ; j’en ai été occupée, mais tant et tant, que cela me fait comprendre comment les dévots peuvent avoir la présence de Dieu sans distraction[1]. » Et dix-huit mois plus tard, se rappelant ces journées d’ivresse, elle reviendra sur cette comparaison : « Vous parlez de Lucifer ; il a prétendu égaler Dieu ; eh bien ! j’ai mieux fait, car il y a eu un temps dans ma vie où je n’aurais pas voulu changer avec lui[2]. » C’est encore de ce temps qu’est le billet fameux, dont la brève éloquence a toute la chaleur d’un baiser : « De tous les instans de ma vie. — Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends. »

La pensée de sa « trahison, » du « sacrifice de sa vertu, » tout ce qui par la suite lui infligera de si cruelles tortures, est oublié, dans ces heures de vertige, noyé dans le flot de passion dont est inondé tout son être. Le jour où, corps et âme, elle s’est donnée à celui qu’elle adore, marque à ses yeux une ère nouvelle : « Mon sort est prononcé depuis le 10 de février : vous aimer, ou mourir. » Et tel est le changement survenu dans son âme, qu’elle croit être quitte à jamais de sa maladie coutumière, la jalousie, l’ombrageuse suspicion. Le hasard a voulu qu’elle ait précisément alors rencontré Mme de Montsauge ; elle a fort admiré sa taille et sa figure, et elle espère, dit-elle, que le moral répond à ce charmant physique : « Je le crois, et même je le désire. Ce mouvement est-il généreux[3] ! » Elle pousse cette « générosité » jusqu’à marquer de l’intérêt pour la jeune fille de son ancienne rivale : « Voilà enfin ce livre[4] ; je ne vous le donne qu’à la condition que vous le donnerez à Mme de Mont-sauge. Quoique mademoiselle sa fille ne soit pas aussi enfant qu’Emilie, il lui sera encore utile. Il y a bien de ces dames à plumes

  1. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  3. Ibidem.
  4. Ibidem. Il s’agit du livre intitulé : les Conversations d’Emilie, par Mme d’Épinay, qui venait justement de paraître.