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remords que lui cause la pensée de Mora, du besoin qu’elle éprouve de posséder perpétuellement près d’elle celui que ses occupations retiennent trop fréquemment ailleurs. Les rares billets qu’on a de cette période ne sont qu’une longue supplication pour la venir trouver chaque jour et à toute heure : « Mon ami, je ne vous verrai pas, et vous me direz que ce n’est pas votre faute ; mais, si vous aviez eu la millième partie du désir que j’ai de vous voir, vous seriez là, je serais heureuse… Quand je n’ai pas ce que j’aime, je n’aime qu’à être seule… Est-ce le matin, est-ce le soir que je dois vous voir ? J’aimerais le matin, parce que c’est plus tôt, et le soir, parce que c’est plus longtemps. Enfin j’aimerai ce que vous voudrez bien m’accorder[1]. »

Sensible à un degré qu’on ne peut concevoir, le moindre oubli, la moindre négligence, la font souffrir comme une blessure ; de même, la plus simple attention provoque une recrudescence de tendresse : « Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir. Tous ces jours-ci, vous avez mis mon âme à la torture ; je vous ai vu ce matin, j’ai tout oublié, et il me semblait que je ne faisais pas assez pour vous en vous aimant de toute mon âme, en étant dans la disposition de vivre et de mourir pour vous. Vous valez mieux que tout cela[2]. » Entre des amoureux montés à un tel diapason, l’inévitable dénouement ne pouvait pas se faire longtemps attendre. Grâce aux claires allusions qu’on trouve dans leur correspondance, on peut déterminer le jour, le lieu, l’occasion de la chute.


En cette saison d’hiver de 1774, Julie de Lespinasse, soit par le don gracieux d’un ami, soit qu’elle ait cru pouvoir se permettre un tel luxe, jouissait d’une loge à l’Opéra, loge vaste et confortable, à laquelle attenait un salon, — une chambre, selon l’expression du temps, — pour passer le temps des entr’actes. Guibert était son invité de droit, généralement en tête à tête. Là, tous deux, assis côte à côte au balcon de la loge, ou plus souvent sur le « bon canapé[3] » de l’élégant boudoir,

  1. Lettres de novembre 1773. — Édition Asse, et Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Ibidem.
  3. Lettre de Mlle de Lespinasse du 22 septembre 1774. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.