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et l’opinion s’ancrait de plus en plus que son nom marquerait parmi les plus éclatans de l’Histoire. Personne d’ailleurs plus que lui-même n’en avait la ferme assurance, et c’était de. bonne foi qu’il disait en se faisant peindre : « Il ne faut jamais faire le portrait d’un homme à qui la postérité ne voudrait pas ériger une statue[1]. »

L’éclat de ce « génie » n’était pas cependant ce qui touchait le plus Julie de Lespinasse. Tout en l’admirant sans réserve, l’inquiétude l’assaillait parfois que, pour un si puissant esprit, l’amour fût un passe-temps plus que le centre et le but de la vie : « Je vois beaucoup M. de Guibert, confie-t-elle au comte de Crillon[2]. Je le trouve très aimable, mais on voit que c’est lui qu’il a peint lorsqu’il a dit du Connétable :


Ses talens l’agitaient et pesaient sur son âme.


Il a une activité qui le dévore et qui fait qu’il épuise trop vite tous les objets d’intérêt qui l’occupent successivement… Il s’ennuie de ce qui fait jouir les autres. » Mais toutes les ombres s’envolaient quand elle voyait briller près d’elle la flamme de ces yeux étincelans, quand la voix éloquente enchantait ses oreilles et que d’ardentes paroles la faisaient frissonner jusqu’au fond de son être. Car, lui aussi, cédant enfin à l’attrait de la « magicienne » et gagné par la contagion de la passion qui l’embrasait, s’exaltait maintenant avec elle, rêvait d’ineffables délices et de paradis inconnus. Ce fut alors, — du moins en donna-t-il l’assurance à Julie, — qu’il rompit définitivement avec Mme de Montsauge ; on imagine quelle gratitude le paya de ce sacrifice. Dès ce moment, rien n’arrête plus l’élan qui la jette sur ce cœur désormais libéré, palpitante, extasiée, ne vivant que par lui, ne vivant que pour lui, livrée les yeux fermés au flot du torrent qui l’emporte.

Cet amour ne connaît d’ailleurs ni le calme de la confiance, ni la douceur de l’abandon. Malade de corps aussi bien que d’esprit, elle est en proie à une fièvre incessante. « Ma santé est détestable, écrivait-elle peu avant le retour de Guibert, je tousse à mourir et avec assez d’effort pour cracher le sang ; ma voix est éteinte… Je ne dors point, ou presque point. » Cet état de souffrance physique s’aggrave de l’agitation de son cœur, du

  1. Mélanges de Mme Necker.
  2. Lettre du 14 janvier. — Lettres inédites publiées par M. Charles Henry.