Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/854

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parti. « Pour le coup, je pars[1], et je l’assure, parce que je n’ai pas la fièvre depuis quatre jours, parce que ma voiture est attelée, parce que j’y serai dans deux minutes… » Il compte ne voyager que par petites journées, mais à la fin du mois, il sera sans faute à Paris. Vive est, à cette promesse, la joie de Mlle de Lespinasse ; une inquiétude pourtant l’assiège : n’ira-t-il pas d’abord à la Bretèche, rendre visite à Mme de Montsauge ? « Sans doute, le moment où je vous verrai, vous serez encore tout occupé de ce que vous aurez senti en revoyant ce que vous aimez. Convenez que, ce jour-là, vous serez plus éloigné de moi que vous ne l’étiez à Breslau. Mon Dieu, cela est juste. Pourvu que, lorsque vous serez calme, vous reveniez à moi, je serai trop heureuse. » Guibert, bon prince, s’efforce à chasser ce souci : « Je vous verrai avant Elle. C’est sans doute parce qu’il faut que j’arrive à Paris d’abord ; mais Elle serait sur le chemin de Paris que, si je croyais que vos souffrances, votre santé, votre âme, eussent besoin de moi à un moment près, j’arriverais droit à vous. »

C’est dans ces dispositions incertaines, mélange d’amour et de frayeur, de désir et de jalousie, que Mlle de Lespinasse attend l’heure du revoir ; et elle confesse ainsi son trouble à l’homme qui désormais tient sa destinée dans ses mains : « Je me reproche à présent les remords que j’ai eus en me livrant à mon penchant vers vous… Est-ce à présent, était-ce alors que je me faisais illusion ? En honneur, je n’en sais rien. Mais vous, dont le malheur ne bouleverse pas l’âme, vous me jugerez mieux, et quand je vous verrai, vous me direz si je dois m’applaudir ou m’affliger du sentiment que vous m’inspirez. »


V

Pour dégager cette âme d’un tel chaos de sentimens contraires, et pour la faire passer du doute à l’espérance, puis de l’espérance à l’ivresse, il ne fallut à Guibert qu’un moment. Dès qu’ils furent en présence, plus que jamais Julie retomba sous le charme. Il revenait de son voyage avec un redoublement de prestige : il avait, disait-on partout, conquis, émerveillé jusqu’au Grand Frédéric, qui l’avait admis une semaine dans son intimité ; Voltaire, auquel il avait fait visite, l’avait sacré « grand homme ; »

  1. Lettre du 9 octobre. — Lettres inédites publiées par M. Charles Henry.