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pousser jusqu’à Pétersbourg, au grand désespoir de Julie ; « J’abhorre la Russie ! s’écrie-t-elle. Jusqu’à ce que vous eussiez eu envie d’y aller, je ne haïssais que les Russes. » Mais il renonce à ce projet, comme à celui de visiter la Suède, et Mlle de Lespinasse, tout en s’en réjouissant, ne peut, sur cette information, se retenir d’une suspicion inquiète : « Pourquoi avez-vous renoncé à aller dans le Nord ? Je ne puis croire que ce soit uniquement pour abréger le temps de votre voyage. A qui donc faites-vous le sacrifice de la Suède ? Si on l’a exigé, vous êtes content… Enfin, si votre retour est avancé, j’aime la personne ou la chose qui en est la cause[1]. » Les derniers jours d’août, il annonce qu’il va quitter Vienne pour revenir en France ; après quoi, trois semaines s’écoulent sans qu’on entende parler de lui. La lettre que Julie reçoit après ce long silence n’est pas pour la tranquilliser : à la veille de partir, Guibert est tombé malade ; une inflammation d’intestins, une fièvre violente, l’ont retenu plusieurs jours alité. A peine en voie de guérison, complication nouvelle : par suite d’une confusion de noms, — la police avait lu Guibert au lieu de Guliberg, — l’auteur de la Tactique a été impliqué dans l’obscure affaire politique qui a déjà fait mettre à la Bastille Favier et Dumouriez : s’il ne prouve pas son innocence, il court risque d’être arrêté en passant la frontière[2].

On imagine, à ces nouvelles, l’affolement de Julie. Sans doute elle parvient aisément, grâce à ses puissantes relations, à faire éclaircir l’imbroglio, à dégager Guibert de toute complicité ; de ce côté, elle est vite rassurée ; mais la maladie la désole, et elle craint que Guibert ne dise pas toute la vérité : « Au ton de votre lettre[3], je vois que vous étiez bien faible, bien pâle, et bien abattu… Au nom de l’amitié, ne faites point de folie ; dormez, reposez-vous et, pour arriver plus tôt, ne risquez pas de n’arriver jamais ! » Il ne suit que trop bien ces conseils de prudence, et s’attarde à tel point que la première semaine d’octobre le trouve encore à Vienne, se demandant s’il va retourner à Paris ou bien prolonger son voyage. Il n’abandonne cette dernière idée que sur les instances de Julie : « Revenez, revenez, ce serait une atrocité que de vous en aller ! » Enfin, le 9 octobre, il a pris son

  1. Lettre du 16 août. — Édition Asse.
  2. Voir à ce propos les documens qui se trouvent à la suite des Lettres inédites publiées par M. Charles Henry, p. 213 et suivantes.
  3. Lettre du 23 septembre. — Édition Asse.