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que Mlle de Lespinasse peut sans danger en donner connaissance à ses confidens habituels, à Chastellux, à Mme Geoffrin, au marquis de Mora lui-même[1] : « Vous me dites si peu de vous, lui reproche-t-elle tristement, que vos lettres pourraient presque aller à toutes les femmes que vous connaissez. Il n’en est pas de même des miennes ; elles ne peuvent avoir qu’une adresse[2]. » Ainsi pressé, il fait la sourde oreille, feint de prendre le change et de ne voir dans les plus transparens aveux que des assurances d’amitié : « Je chéris les conseils que vous me donnez. Je trouve avec plaisir que ce sont ceux de quelqu’un qui veut s’assurer de me revoir. Et moi, je vous dirai à mon tour : Ménagez-vous donc d’ici à ce que j’arrive, tâchez de calmer votre âme… L’amitié, telle que je la sens, ou plutôt telle que vous me l’avez inspirée, a des droits sur moi dont vous n’osez pas assez concevoir l’étendue… J’aime votre amitié comme elle est ; sa vivacité fait mon bonheur, et j’espère qu’elle ne nuira pas au vôtre[3]. » Et il a soin d’associer d’Alembert au désir qu’il exprime de retrouver Julie : « Je suis bien aise que M. d’Alembert ait de l’amitié pour moi. Et que je serai aise de le revoir ! »

Sur un point cependant il accorde à Julie quelque satisfaction, en faisant bon marché du cœur et de l’esprit de Mme de Montsauge : « Que dites-vous d’un sentiment qui, devant être plus vif que le vôtre, reste toujours en arrière du vôtre ? Ah ! ne me le dites pas, vous m’affligeriez en m’éclairant… Croyez-vous que, si j’en étais le maître, je ne changerais pas ses facultés contre les vôtres ? » Mais il gâte aussitôt tout l’effet de ces lignes en mettant au même plan la maîtresse dédaignée et la nouvelle amie : « Quel ridicule compte vous faites de toutes les personnes qui passent avant vous ! Mme de M… et vous, je vous jure que vous êtes les deux premiers objets vers lesquels se porte ma pensée. Je ne saurais dire à laquelle j’écris la première ; aujourd’hui, par exemple, c’est à vous[4]. »

Parmi ces dissonances et ces malentendus, le voyage de Guibert approchait de son terme. Après avoir parcouru tour à tour la Prusse, la Silésie, l’Autriche, il avait un instant songé à

  1. Lettre de Mlle de Lespinasse du 1er juillet. — Édition Asse.
  2. Lettre du 22 août. — Ibidem.
  3. Lettres des 20 septembre et 9 octobre 1713. — Lettres inédites publiées par M. Ch. Henry.
  4. Lettre du 20 septembre. Passim.