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beaucoup, et quand on le connaît un peu, il n’y a que cette manière de l’aimer. — Eh bien ! vous savez donc ses liaisons ? Quel est l’objet de sa passion ? — Non, en vérité, je n’en sais rien du tout[1]. » Devinerait-on donc quelque chose ? Prise de terreur à cette idée, Julie conjure Guibert de ne parler d’elle à personne et de détruire scrupuleusement ses lettres : « Brûlez-vous les miennes ? Je vois d’ici qu’elles tombent des paquets énormes que vous tirez de vos poches. Le désordre de vos papiers trouble ma confiance[2]. »

Inutile d’ajouter que ce vœu fut mal obéi ; les citations qu’on vient de lire en sont une preuve sans réplique. Julie malheureusement montra plus de prudence, et la plupart des lettres de Guibert, pour cette première période, échappent ainsi à toutes recherches. Toutes rares qu’elles soient pourtant, celles qui ont survécu, rapprochées des passages où Mlle de Lespinasse fait allusion aux pages qu’elle a reçues, nous permettent de conjecturer dans quelle mesure l’objet d’une si forte tendresse répond aux sentimens qui lui sont témoignés. C’est d’ailleurs un point sur lequel Julie, à cette époque, est assez incertaine : « Que pensez-vous, lui demande-t-elle un jour, d’une âme qui se donne avant que de savoir si elle sera acceptée ? » Dans la réalité, il semble qu’au début, l’impression de Guibert soit surtout celle de la surprise, presque de l’inquiétude, qu’il se sente comme déconcerté par cette passion fougueuse, par cette façon d’aimer, pour lui nouvelle et jusqu’à ce jour ignorée. Les faciles galanteries mondaines, l’attachement doux et résigné de Mme de Montsauge, ne l’ont guère préparé à ce flot impétueux, à ce torrent de lave. Aussi il louvoie, se dérobe, n’écrit qu’à de rares intervalles, et quand Julie se plaint de son silence, s’excuse avec gaucherie : « Je me disais toujours : Demain, j’écrirai : et les jours s’écoulaient. Je n’ai écrit à personne au monde. Quand je ne vous écris pas, soyez donc sûre une fois pour toutes que je suis mort à l’univers entier[3]. »

Chaque fois qu’il peut, il fuit les questions personnelles, il esquive les terrains brûlans, remplit ses lettres de récits, de descriptions, intéressantes sans doute, mais d’un ton si banal

  1. Lettre du 1er juillet. Passim.
  2. Lettre du 22 août 1773. — Édition Asse.
  3. Lettre du 20 septembre 1773. — Lettrés inédites publiées par M. Charles Henry.