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mande à Guibert Mlle de Lespinasse ; au moment du départ du courrier, il était bien, mais l’hémorragie a pu recommencer ; le moyen de se calmer avec cette pensée !… La souffrance, ajoute-t-elle, a amolli mon âme, et je lui cède. J’ai pris à cinq heures du matin deux grains d’opium ; j’en ai obtenu du calme, qui vaut mieux que le sommeil… Je puis vous parler, je puis me plaindre ; hier je n’avais point de mots, je n’aurais pu prononcer que je craignais pour la vie de ce que j’aime ; il m’aurait été plus facile de mourir que de proférer des mots qui glacent mon cœur. Vous avez aimé ; concevez donc ce que c’est que de pareilles alarmes ! Et jusqu’à mercredi, je serai dans une incertitude qui fait horreur et qui cependant me commande de vivre jusque-là[1]. »

L’anxiété qui la mine et qui, selon son expression, la fait passer sans cesse « de l’état de convulsion à celui d’abattement, » a d’étranges contre-coups sur ses sentimens pour Guibert. Dans le premier moment, superstitieuse autant que peu croyante, elle ne peut se défendre de faire un rapprochement entre les tourmens qu’elle éprouve et l’infidélité de son cœur ; elle y croit voir comme un châtiment de sa faute, et maudit le destin qui a mis sur sa route ce funeste consolateur : « Oui, en honneur, je pense que c’est un malheur dans ma vie que cette journée que j’ai passée, il y a un an, à Moulin-Joli… Je déteste, j’abhorre la fatalité qui m’a poussée à vous écrire ce premier billet ! » Il ne lui suffit pas de s’accuser elle-même ; elle en veut à Guibert de l’affection qu’il lui a inspirée : « Oh ! qu’êtes-vous donc, pour m’avoir détournée un instant de la plus charmante, de la plus parfaite de toutes les créatures ! » Et l’amertume dont elle est inondée la rend sévère, injuste même, à l’égard de celui qui, dans ses pérégrinations lointaines, s’étonne des variations d’humeur dont la cause lui échappe : « Je ne suis pas contente de votre amitié ; je trouve qu’il y a de la froideur et de la légèreté à ne pas me dire pourquoi vous ne m’avez pas écrit de Dresde comme vous me l’aviez promis… Et puis, vous le dirai-je ? je suis blessée de ce que vous me remerciez de l’intérêt que je prends à vous. Pensez-vous que ce soit y répondre ? Vous me trouvez bien injuste, bien difficile ; non, je ne suis rien de tout cela ; je suis bien vraie, bien malade et bien malheureuse. Si je

  1. Lettres des 20 et 21 juin. — Édition Asse.