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fortement[1]. » Et, brusquement, ces pages ont réveillé sa conscience endormie : « Je veux être de bonne foi avec vous, avec moi ; et, en vérité, dans le trouble où je suis, je crains de m’abuser. Peut-être mes remords sont-ils au-dessus de mon tort ; peut-être l’alarme que je sens est-elle ce qui offenserait le plus ce que j’aime… » Elle a beau raisonner ainsi et cherchera se rassurer, une voix intérieure l’avertit qu’elle est bien réellement coupable : « Par quelle fatalité êtes-vous venu me distraire ? Que ne suis-je morte dans le mois de septembre[2] ? Je serais morte alors sans regret, et sans avoir de reproche à me faire. Hélas ! je le sens, je mourrais encore aujourd’hui pour lui ; il n’y a point d’intérêt dont je ne lui fisse le sacrifice ; mais, il y a deux mois, je n’avais point de sacrifice à lui faire. Je n’aimais pas plus, mais j’aimais mieux. »

Tel est le début du combat qui, pendant trois années, va déchirer son âme ; c’est de ce jour que date son long martyre. Nous en suivrons, au cours de ce récit, les douloureuses étapes ; mais ce que tout d’abord il me faut raconter ici, c’est le grave surcroît de tourmens que, durant l’absence de Guibert, vont causer à Julie les nouvelles qu’elle reçoit d’Espagne.


IV

Nous avons pris congé du marquis de Mora le jour où il quittait Paris pour tenter une cure à Bagnères. Ce séjour ne fut guère heureux : de terribles hémorragies, jointes aux nombreuses saignées prescrites par le médecin, l’affaiblirent à tel point que l’on douta d’abord qu’il pût gagner Madrid. « Il est parti de Bagnères dans un état qui me fait tout craindre pour sa vie, mandait Julie à Condorcet[3]. Son médecin le conduit ; mais, s’il peut le secourir, il ne pourra pas le garantir d’une rechute, qu’il ne pourra soutenir dans l’état d’épuisement où il est. Il a été saigné neuf fois, et il était si anéanti qu’il n’a pas pu juger du péril auquel il s’exposait en se mettant en route… Vous êtes le plus excellent et le plus sensible de tous les hommes ; jugez de ma situation ! » Le trajet s’effectua toutefois tant bien que mal jusqu’à Bayonne, où le joignit sa sœur, la duchesse de

  1. Lettre du 15 mai. Passim.
  2. C’est-à-dire dans le mois qui a suivi le départ du marquis de Mora.
  3. Lettre du 22 septembre 1772 (Lettres publiées par M. Charles Henry).