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prêtait tant de force à ce qui sortait de ses lèvres, et Julie, persuadée, en arrivait à plaindre de bonne foi la victime d’une méprise funeste, à pleurer sur cet incompris : « Il n’y a que les malheureux qui soient dignes d’avoir des amis ; si votre âme n’avait point souffert, jamais vous n’auriez été jusqu’à la mienne[1]. »

Cette prétendue analogie de deux cœurs également malades, également douloureux, semble avoir été l’origine de leur intimité. L’absence du marquis de Mora et les mauvaises nouvelles arrivées après son départ trouvaient cette fois Julie sans énergie, presque sans espérance. Les distractions d’esprit, le tourbillon du monde, ne parvenaient plus, comme naguère, à étourdir, à bercer sa tristesse. Elle crut trouver quelque adoucissement à sa peine dans l’intelligente sympathie d’une âme compatissante, passionnée comme la sienne et pareillement blessée ; et c’est en parlant de Mora que, par une pente insensible, elle s’abandonnait à l’attrait de ce consolateur : « Vous seul peut-être, écrira-t-elle, avez eu le pouvoir de suspendre quelques instans ma douleur, et ce bien d’un moment m’a attachée à vous pour jamais. » — « Mon âme, dit-elle encore, n’avait point besoin d’aimer. Elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant, et c’est ce mouvement qui m’a rapprochée de vous. Vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée. » Et elle dévoile ingénument le fond même de son cœur, en ces mots pleins de grâce : « J’avais tant souffert ! Mon corps, mon âme, étaient épuisés par la durée de la douleur. C’est alors que je vous ai vu ; c’est alors que vous avez ranimé mon âme ; vous y avez fait pénétrer le plaisir : je ne sais lequel m’était le plus sensible, ou de vous le devoir, ou de le ressentir[2]. »

Aucun pressentiment, dans cette première période, ne l’avertit du danger qui s’approche ; la pensée de l’absent, la tendresse qu’elle lui garde lui répondent de son cœur, l’empêchent, selon son expression, de se défier d’elle-même : « Comment craindre, comment prévoir, lorsqu’on est garantie par le sentiment, par le malheur, et par le bien inestimable d’être aimée par une créature parfaite ? Voilà ce qui entourait mon âme, ce qui la défendait, lorsque vous y avez fait descendre le trouble du remords et la chaleur de la passion. » C’est ce qu’elle répétera plus tard

  1. Lettre de Mlle de Lespinasse à Guibert du 30 mai 1773. — Édition Asse.
  2. Lettres des 13 mai, 24 juin, 6 septembre 1773. — Édition Asse.