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été communiqués[1] me permettent de jeter une lumière plus précise sur cette figure pâlie, de démêler avec plus de netteté la trame de cette brève existence. En donnant ce récit avec quelque détail, je ne crains pas que l’on m’accuse de m’éloigner de celle qui fait l’objet de cette étude. Mora domine, effectivement, toute la vie sentimentale de Mlle de Lespinasse. Alors même qu’elle brûle pour un autre, c’est encore lui qu’elle invoque en secret ; infidèle aux sermens qu’elle lui a jadis prodigués, elle lui conserve, au sanctuaire de son cœur, un autel dont il est le dieu et devant lequel elle s’agenouille aux heures d’intime détresse. L’étrange problème que pose cette dualité de sentimens s’éclaircira peut-être par une plus entière connaissance des circonstances de la liaison qui unit entre eux ces deux êtres


II

La maison des Pignatelli d’Aragon, — issue de la même tige que les Pignatelli de Naples, — est une des plus illustres et des plus anciennes de l’Espagne. De ses nombreux représentans, le plus en vue était, au début du XVIIIe siècle, don Joaquin Atanasio, seizième comte de Fuentès, l’un des bons diplomates du Roi très catholique. Grand, sec, « d’une laideur distinguée, » ce grand seigneur n’avait rien de la morgue, de la froide gravité, qu’on attribuait alors à ses compatriotes. On le dépeint, tout au contraire, comme un homme vif et gai, d’humeur gracieuse, aimant à plaire, galant avec les femmes, et voltigeant de l’une à l’autre « sans qu’on le vît jamais s’asseoir ni demeurer en place, » bref de tempérament bien plus italien qu’espagnol. Tel du moins était-il en tant qu’homme de salons, mais il changeait d’allures pour traiter les affaires. Il reprenait alors l’attitude sérieuse, un peu raide, qui convenait à ses hautes fonctions, et se montrait en politique aussi impénétrable qu’il était expansif dans un milieu

  1. Mme la duchesse de Villa-Hermosa, héritière des papiers de la famille du marquis de Mora, en a fait imprimer la plus grande partie dans un recueil tiré à très peu d’exemplaires et non mis dans le commerce, dont-la publication a été par elle confiée au P. Luis Coloma, et qui porte le titre de Retratos de Antano (Madrid, 1895, 597 pages, plus un important appendice). Ce précieux volume qui m’a été gracieusement communiqué par M. le marquis d’Alcedo, — avec un petit opuscule du même P. Coloma, intitulé : El marques de Mora (Madrid, 1903), que je tiens de la même main, — constitue la principale source où j’ai puisé les élémens du récit qui va suivre.