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n’estime pas assez leurs sentimens, pour se croire obligé de ménager leur sensibilité. » Cette appréciation sévère n’a rien d’exagéré. Toutefois, avec cet illogisme auquel leur sexe est volontiers enclin, moins il semblait tenir à ses adoratrices, plus ardemment elles s’attachaient à lui. Il recevait comme un juste tribut les bonnes fortunes qui s’offraient à lui de toutes parts, papillonnant au gré de son caprice et ne donnant guère de son cœur ; car l’ambition, le souci de la gloire, à cette aube de sa vie, l’absorbaient trop pour qu’il perdît son temps à des rêveries sentimentales, et, comme le dit Mme de Staël, non sans une pointe de malice, « il était distrait des autres par sa pensée, et peut-être aussi par lui-même. »

Ces succès de rencontre et ces amourettes de passage ne mettaient d’ailleurs pas obstacle à une liaison sérieuse et, pour ainsi dire, affichée. « On peut dire, insinue Julie dans le premier portrait qu’elle ait tracé de lui, que M. de Guibert est non moins aimable encore que digne d’être aimé, du moins par ses amis et par sa maîtresse, car il est impossible qu’il n’en ait une. » Elle en était d’autant plus sûre que, comme nous le verrons bientôt, il lui en avait fait confidence et lui en parlait sans détour ; et cette chaîne, quoique peu pesante, avait la force et la solidité que donne une longue accoutumance. La femme dont il s’agit, Jeanne Thiroux de Montsauge[1], avait, au temps où nous sommes arrivés, dépassé la trentaine ; fille de Bouret, le fermier général, — célèbre longtemps par son faste et ses folles prodigalités, puis par sa ruine complète et par sa fin tragique, — elle avait conçu pour Guibert un attachement tranquille et sans fracas, mais profond et tenace. C’était, autant qu’il y paraît, une personne réfléchie, raisonnable, avisée, tant soit peu terre à terre, capable de vrai dévouement et, comme écrit Guibert, faite pour « une amitié très douce et très aimable, » plus que pour de grands sentimens et de fougueuses ivresses. Cette sagesse, cette modération, lui attirèrent tout d’abord les dédains de Mlle de Lespinasse : « Je crois qu’il a fait une grande méprise ; il a rencontré quelqu’un qui a arrêté tous ses mouvemens. Enfin il n’a

  1. Jeanne Bouret avait épousé en 1758 Philibert Thiroux de Montsauge, qui fut nommé en 1778 directeur et administrateur des postes. La date de sa naissance et celle de sa mort sont inconnues. On sait seulement qu’elle passa en Angleterre le temps de la Révolution et qu’elle laissa une fille, mariée en 1778 à Etienne-Narcisse, vicomte de Durfort. Elle avait deux sœurs, dont l’une épousa M. de Villemorien et l’autre M. Moria de La Haye, fermier général.