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de Socrate. » Peut-être Bonaparte, à son retour d’Egypte, ne fut-il pas, dans les salons, l’objet d’aussi grandes espérances que le comte de Guibert, à l’heure où il liait connaissance avec Julie de Lespinasse.

Observé à distance, et dans le recul de l’histoire, cet enthousiasme semble assez inexplicable. C’est qu’il avait son origine et sa cause essentielle dans ces dons extérieurs qui tiennent à la personne et qui disparaissent avec elle. Je n’entends point par là les avantages physiques ; Julie elle-même est calme sur ce point : « Sa figure, nous dit-elle, est belle sans être distinguée ; ses traits sont réguliers, sans avoir beaucoup de jeu ; sa physionomie a quelque chose de doux et de sombre ; son maintien est négligé ; son rire est tout naturel, c’est celui de la première jeunesse[1] . » Les portraits de Guibert conservés de nos jours donnent l’impression de la force et de l’énergie, plus que de la grâce et du charme : le front est vaste et encadré de cheveux épais et crépus, les yeux fortement enchâssés, la mâchoire un peu lourde, la bouche large, aux lèvres charnues ; la tête, rejetée en arrière, est portée par un cou puissant. Sa stature était peu élevée, mais sa taille était « noble et leste, » avec « quelque chose d’adroit et de délibéré dans toutes ses manières[2]. » Bref, un homme de bonne mine et de belle allure, sans rien pourtant qui frappe à première vue, sans rien surtout qui sente le héros de roman.

Mais le secret de son empire résidait avant tout dans un don d’éloquence qui tenait presque du prodige. Dès qu’il ouvrait la bouche, on était fascine. Sa voix timbrée, douce et prenante remuait le cœur de ceux qui l’écoutaient, avant même que leur âme ait subi l’ascendant d’une parole imagée, jaillissant comme un flot sonore, féconde en aperçus nouveaux, en formules saisissantes, en comparaisons poétiques, ayant tout de la flamme, la chaleur avec la clarté. Il semblait qu’un feu mystérieux s’échappât des profondeurs de son être, illuminât tous les replis de sa pensée. « Son âme, écrit Mme de Staël[3], vous appartenait en vous parlant… Sa conversation était la plus variée, la plus animée, la plus féconde que j’aie jamais connue… Dans le monde, ou seul avec vous, dans quelque disposition qu’il fût ou que vous

  1. Premier portrait du comte de Guibert. Passim.
  2. Deuxième portrait écrit par Mlle de Lespinasse.
  3. Notice sur Guibert composée au lendemain de sa mort.