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discuta toute une soirée ce point intéressant : « lequel serait le plus à désirer, d’être la mère, la sœur, ou la maîtresse de M. de Guibert[1]. »

On peut bien penser, en effet, qu’un si vif engouement avait promptement passé de l’œuvre à son auteur. Dans ce milieu vibrant, sonore et surchauffé de la société parisienne, on avait vu déjà surgir, dans ces dernières années, bien des grands hommes improvisés, bien des héros d’une heure ; mais la renommée d’aucun d’eux n’approcha, même de loin, le prestige surprenant qui, du jour au lendemain, s’attacha au nom de Guibert et lui resta longtemps fidèle. « Il s’élance vers la gloire par tous les chemins, » prédisait le Grand Frédéric, auquel faisait écho le patriarche de Ferney : « Je ne sais s’il sera un Corneille ou un Turenne, mais il me paraît fait pour le grand, en quelque genre qu’il travaille. » Julie de Lespinasse ne fait que s’associera l’avis général lorsqu’elle lui dit, au début de leur amitié : « Il y a des noms faits pour l’Histoire ; le vôtre excitera l’admiration ! » Nul, en parlant de lui, n’oserait employer d’autre mot que celui de génie ; nul ne doute qu’il soit, dans l’avenir, l’honneur de sa patrie, l’instrument de son relèvement. « Il est, dira encore Julie[2], comme à la tête d’une société de gens de beaucoup d’esprit, dont il est, pour ainsi dire, l’oracle. Ses disciples et ses amis ont une si haute opinion de ses vertus et de ses mérites, que quelques-uns se félicitent d’être nés de son temps, comme je ne sais plus quel philosophe se félicitait d’être né du temps

  1. Correspondance littéraire de La Harpe.
  2. Portrait de M. de Guibert par Mlle de Lespinasse, écrit dans les premiers temps de leur liaison et retouché par la main de d’Alembert (Archives du comte de Rochambeau). — Il existe un second portrait composé après celui-ci par Julie de Lespinasse ; c’est celui qui a été imprimé, sous le titre de Portrait du marquis de Mora, à la suite des lettres apocryphes publiées en 1820. On avait pu le croire fabriqué, comme les lettres qui le précèdent, jusqu’au jour où l’autographe a passé en vente, le 31 janvier 1854 ; mais, sauf M. Isambert, lequel a émis l’idée que ce pourrait être le portrait de Guibert, on a continué à croire que c’était le portrait de Mora. Il suffit cependant de le lire pour en reconnaître aisément le véritable modèle. Tout l’y désigne ; quelques-unes des expressions mêmes de ce morceau se retrouvent sous la plume de Mlle de Lespinasse dans ses lettres à Guibert. Au surplus, un point lève tous les doutes : ce portrait d’un homme qui, dit Mlle de Lespinasse, « l’a lu de ses propres yeux, » est daté de 1773, alors que Mora était parti depuis un an, pour ne plus revenir. Ajoutons qu’il existe, dans les archives du comte de Villeneuve-Guibert, un exemplaire de ce volume annoté de la main de la comtesse de Guibert, où celle-ci s’inscrit en faux contre l’attribution que l’on a faite dudit portrait et affirme, à plusieurs reprises, que c’est celui de son défunt époux.