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saules pleureurs dont la chevelure pendante formait un poétique abri, et là, dans ce cadre charmant, s’abandonnant simplement, sans défiance, à la sympathie instinctive qui naissait au fond de leurs âmes, donnant un libre essor à ces pensées qu’on ne livre pas au vulgaire, et se découvrant mutuellement des goûts, des sentimens et des idées semblables.

Nul roman, à coup sûr, dans cette entrevue initiale, pas même, tout au moins chez Julie, le désir ni la prévision d’un vrai commerce d’amitié : « J’étais bien éloignée, écrira-t-elle l’année suivante[1], d’avoir besoin de former une nouvelle liaison ; ma vie et mon âme étaient tellement remplies que j’étais bien loin aussi de désirer un nouvel intérêt. » L’impression toutefois fut profonde ; trois jours après la rencontre à Moulin-Joli : « J’ai fait connaissance avec M. de Guibert, mande-t-elle à Condorcet[2]. Il me plaît beaucoup ; son âme se peint dans tout ce qu’il dit ; il a de la force et de l’élévation ; il ne ressemble à personne. » Elle se procure immédiatement son livre, encore peu répandu ; cette lecture lui inspire une telle admiration, qu’elle écrit à l’auteur pour le féliciter ; il remercie par une visite, et cette seconde causerie ne fait que fortifier l’effet de la première : « J’ai vu M. de Guibert chez moi, écrit-elle[3] ; il continue à me plaire infiniment. » Julie est donc fondée à faire dater, comme elle dira plus tard, de « la journée de Moulin-Joli » l’événement qui devait bouleverser entièrement son être et apporter « le malheur dans sa vie. » Elle n’est guère moins en droit de nier toute préméditation, pour n’accuser que la fatalité. « Est-ce que nous sommes libres ? Est-ce que tout ce qui est peut être autrement[4] ? »


II

L’homme qui fait ainsi son entrée dans l’histoire de notre héroïne était alors âgé de vingt-neuf ans à peine[5], mais il avait déjà un passé brillant derrière lui : douze ans de services

  1. Lettre du 21 juin 1773 à Guibert. — Édition Asse.
  2. Lettre du 24 juin 1772. Lettres inédites, publiées par M. Charles Henry.
  3. Lettre de juillet 1772 à Condorcet. Ibidem.
  4. Lettre du 21 juin 1773 à Guibert. — Édition Asse.
  5. Le comte de Guibert naquit à Montauban, le 11 novembre 1743. — Pour plus de détails sur ce personnage, on peut consulter, à la page 197 de mon volume Gens d’autrefois, la notice intitulée : Un grand homme de salons.