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coques de noix. » — « C’est quelque chose de si sociable, continue l’éternel railleur, que de pouvoir se serrer la main par-dessus une rivière, de la cime de deux montagnes ! Il n’y a qu’une nation aussi aimable qui ait pu l’imaginer[1]. »

Watelet avait évité cet excès ; son domaine de Moulin-Joli n’offrait pas cet aspect de « carte d’échantillons. » Les deux îlots dont il se composait, reliés par un « pont de bateaux » le long duquel couraient des caisses de fleurs, étaient tout couverts de vergers, d’arbustes en bouquets, d’arbres de haute futaie, peupliers d’Italie, ormeaux et saules pleureurs, dont les branches retombantes formaient comme des voûtes naturelles, « sous lesquelles on se reposait, on rêvait avec délices[2]. » Mélangées aux plantes rares, les fleurs sauvages, les herbes folles, croissaient et se multipliaient à l’aise ; et, dans des directions variées, de larges avenues en berceau ouvraient de claires percées, aboutissant chacune à un beau point de vue, château, village, clocher d’église ou de couvent[3].

Le créateur de ce délicieux « Elysée » vivait là, dans une harmonie et une union parfaites, avec celle qu’il avait associée à sa vie, Marguerite Lecomte, laquelle, trente ans auparavant, s’était échappée, pour le suivre, du logis marital. Cette fuite avait eu lieu sans éclat ni scandale ; le mari, le premier, avait fait preuve de sereine indulgence, s’abstenant de toute plainte aussi bien que de tout reproche, occupant ses loisirs à fabriquer, pour se distraire, « du vinaigre et de la moutarde, » et fréquentant assidûment le logis de son successeur[4]Le monde avait peu à peu fait de même. On ne parlait qu’avec des larmes dans la voix de ce couple sexagénaire, modèle des faux ménages, Philémon et Baucis de l’union extra-conjugale. La meilleure compagnie, les femmes les plus honnêtes, les grands dignitaires de l’Eglise, faisaient parade de leur intimité avec celle qu’on nommait « la meunière de Moulin-Joli » et se pressaient dans ses salons. Dans une fête qui eut lieu en octobre 1773, la maîtresse de Watelet prit place à table entre l’archevêque de Bourges et Mlle de Cossé-Brissac, fille de la duchesse de ce nom. Le duc de

  1. Lettres des 5 et 11 août 1771. Édition Cunningham.
  2. Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun.
  3. Watelet légua Moulin-Joli à Mme Lecomte, à la mort de laquelle le domaine fut vendu à un commerçant du nom de Gaudron, puis, sous la Révolution, à un chaudronnier, qui coupa tous les arbres et détruisit la propriété.
  4. . Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis, et Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun.