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ouvertement la résistance de la Porte ; de Berlin serait même venu, dit-on, le conseil de céder. D’ailleurs, le chargé d’affaires de Russie, en insistant pour obtenir satisfaction, prodiguait les déclarations les plus rassurantes ; le passage des quatre torpilleurs « ne devait créer aucun précédent et le gouvernement russe considérerait l’exception qui serait faite, dans le cas présent, comme une faveur personnelle de S. M. Impériale à l’égard du Tsar, qui désire vivement passer en revue ces quatre torpilleurs à sa prochaine visite à Livadia. » S’obstiner dans un refus eût été un procédé désobligeant envers Nicolas II ; le Sultan accorda l’iradé, les torpilleurs franchirent les détroits et pénétrèrent dans la Mer-Noire.

Un renforcement aussi peu considérable de l’escadre de la Mer-Noire ne pouvait avoir, bien entendu, aucune importance par lui-même, mais les circonstances et la forme dans lesquelles l’autorisation avait été demandée et obtenue pouvaient entraîner, au point de vue du régime des détroits, les plus graves conséquences. L’article 2 du traité de Londres, interprété selon les principes définis au Congrès de Berlin par le comte Schouvalof, n’autorise le Sultan à ouvrir les détroits qu’au cas où l’Empire ottoman. serait menacé dans son indépendance ; manifestement, ce n’était point ici le cas, et l’ambassade de Russie avait dû, pour demander et obtenir l’autorisation de passage, adopter précisément le point de vue que le comte Schouvalof avait combattu à Berlin et qu’y avait défendu lord Salisbury, et considérer le Sultan comme entièrement libre d’accorder ou de refuser, de son propre chef, le passage, sans que les puissances signataires des Conventions de 1841 et de 1871 fussent en rien fondées à intervenir. L’Angleterre, semblait-il, en raison même des déclarations de lord Salisbury, n’était pas qualifiée pour protester au nom des traités violés : elle fut seule cependant à élever la voix : plus de trois mois après la signature de l’iradé accordant le passage aux quatre torpilleurs, le 6 janvier 1903, sir Nicolas O’Connor remit au gouvernement turc une note par laquelle il déclarait que son gouvernement prenait acte du passage des navires de guerre russes dans les détroits, et qu’il n’hésiterait pas, le cas échéant, à s’en prévaloir comme d’un précédent et à user, pour ses vaisseaux, du même privilège. Ainsi, par un étrange chassé-croisé, la Russie et l’Angleterre abandonnaient simultanément l’interprétation que leurs plénipotentiaires avaient respectivement défendue au Congrès de Berlin : la Russie