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chute de l’Empire ottoman ou le partage de la Turquie, qui donneraient naissance à de graves complications internationales[1]. »

Les choses en étaient là, l’Angleterre et la Russie s’en tenant chacune à son interprétation, lorsque, dans l’été de 1902, un incident survint dont l’importance intrinsèque était des plus minimes, mais qui, en rouvrant la question des Détroits, permit de constater l’évolution qui s’était faite dans les esprits et les déplacemens d’influence qui s’étaient opérés parmi les puissances. A la fin du mois d’août, l’ambassade de Russie à Constantinople adressait à la Sublime Porte une demande pour qu’elle accordât le libre passage des détroits à quatre contre-torpilleurs qui, de Cronstadt, voulaient rallier l’escadre de la Mer-Noire. La requête russe était présentée dans les formes les plus modestes : ce seraient bien des torpilleurs qui traverseraient les détroits, mais si pacifiquement grimés qu’il serait impossible de reconnaître en eux des navires de guerre ; ils seraient désarmés, ils arboreraient le pavillon commercial, ils passeraient un à un, à vingt-quatre heures d’intervalle, sans laisser voir d’équipage militaire. Le chargé d’affaires de Russie invoquait de nombreux précédens : en 1895, à l’occasion des affaires d’Arménie, toutes les puissances avaient obtenu l’entrée dans le Bosphore d’un second stationnaire ; en 1897, la Russie avait eu licence de faire passer des navires chargés de troupes destinées à la Crète ; la Bulgarie avait eu la faculté d’importer des canons par voie de mer ; le croiseur roumain Elisabetha avait franchi les détroits pour venir d’Angleterre et pour aller faire plusieurs croisières dans la Méditerranée ; enfin, depuis 1897, les grands paquebots de la « flotte volontaire » russe franchissaient sans opposition le Bosphore et les Dardanelles, et cependant ils étaient armés, leur équipage recevait une instruction spéciale destinée à le préparer à son rôle militaire, leur commandant et un autre, au moins, de leurs officiers, tenaient de l’Empereur leur commission. Toutes ces bonnes raisons ne suffisaient cependant pas à calmer les défiances du gouvernement ottoman, ni à vaincre ses répugnances secrètement encouragées par certaines ambassades ; ces torpilleurs de commerce, malgré leur extérieur bénin, ne disaient rien qui vaille à Abdul-Hamid ; mais aucun des cabinets européens, pressentis, ne se montrait disposé à soutenir

  1. Annual register, 1896, p. 293.