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La Convention de 1845 constitue véritablement la charte juridique de la question des Détroits ; mais elle est loin de suffire à calmer les rivalités politiques et à prévenir les conflits. La puissance russe subit un échec sensible : en apparence, les détroits sont fermés à toutes les marines ; pratiquement ils ne le sont qu’aux Russes ; ils peuvent toujours s’ouvrir devant les flottes des cinq puissances et particulièrement de la plus forte d’entre elles, l’Angleterre. Le cas se produit pendant la guerre de Crimée : la France et l’Angleterre, alliées de la Turquie, pénétrent dans la Mer-Noire pour y assaillir Sébastopol. Le traité de Paris, de 1856, reproduit en annexe la Convention des Détroits dans son intégralité ; mais ce n’est plus seulement des détroits qu’il exclut le pavillon de guerre russe, c’est de la Mer-Noire ; il oblige la Russie à ne pas construire et à ne pas entretenir d’arsenal militaire maritime sur cette mer et à n’y avoir d’autre force navale que le petit nombre de bâtimens légers admis pour chaque puissance par l’acte de 1841 la Mer-Noire est déclarée neutre ; les négociateurs anglais, dans leur zèle, avaient même proposé d’étendre cette mesure à la mer d’Azov et d’obliger le Tsar à démolir les fortifications et les arsenaux de Nicolaïew ! Ainsi, la Russie reculait de plus d’un siècle ; elle était exclue de la Mer-Noire où, après le traité de 1833, elle avait régné sans partage. La Mer-Noire n’était plus ni un lac russe comme après Unkiar-Skélessi, ni un lac turc comme avant Catherine II et Pierre le Grand ; elle devenait une mer européenne, placée sous le régime spécial de conventions garanties par les puissances ; la Russie était traitée en suspecte, isolée comme un péril public, exclue de la « cour » de sa propre maison, où, en dépit d’une neutralité illusoire, ses ennemis pouvaient toujours, eux, pénétrer sans obstacle.

On ne limite pas impunément la souveraineté d’un État comme la Russie ; c’est porter à sa dignité et à ses intérêts un préjudice moral tel que, l’accepter sans esprit de revanche, serait une déchéance définitive. Les clauses humiliantes du traité de Paris furent une faute ; dictées par l’Angleterre, c’est la France qui les a payées. Après la guerre de Crimée, la Russie, blessée dans son honneur national, lésée dans ses droits les plus légitimes, se réfugie dans une politique de restauration et de développement intérieur ; selon le mot de Gortchakof, « la Russie ne boude pas, elle se recueille, » et elle se souvient aussi !