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le Tsar envoie sa flotte pour défendre les États turcs contre les Français ; le Bosphore et les Dardanelles sont, pour une seule fois, ouverts au pavillon de guerre russe : double précédent que la Russie n’oubliera pas et dont elle cherchera à se prévaloir. Survient 1807 et Tilsitt : les deux empereurs associés procèdent à une redistribution des couronnes et des empires. L’imagination d’Alexandre s’exalte et s’enivre aux perspectives grandioses que lui découvre Napoléon ; mais, avant d’abandonner son cœur à son nouvel ami, le Tsar veut obtenir la clé de sa propre maison, Constantinople, les détroits ! Heure décisive, d’où pouvait sortir une Europe reconstruite sur de nouvelles assises, allégée du poids mort de cette sempiternelle « question d’Orient. » Hommes d’Etat et théoriciens politiques tenaient alors pour démontré que la domination de l’Europe est attachée à la possession de Constantinople ; ils ne voyaient pas que déjà la vie et l’activité s’éloignaient des mers fermées de l’Orient pour émigrer vers les libres Océans de l’Ouest. Napoléon avait été nourri dans ces doctrines classiques de la diplomatie européenne ; il hésite ; on l’entend répéter : « Constantinople, Constantinople, jamais, c’est l’Empire du Monde ! » il recule ; il veut l’amitié russe mais sans le sacrifice des détroits ; Alexandre accepte l’alliance française, mais il veut Constantinople : la contradiction est irréductible.

A Constantinople même, l’ascendant des victoires françaises a fait son œuvre ; l’envoyé de Napoléon, Sébastiani, devient, en 1807, si puissant et si écouté qu’un jour l’ambassadeur anglais, sir Arbuthnot, pour forcer la main au sultan Sélim et l’obliger à chasser l’ambassadeur de France, imagine d’aller chercher lui-même, à l’entrée des Dardanelles, l’escadre de l’amiral Duckworth, d’entrer avec elle dans la mer de Marmara, de venir mouiller en face du Sérail et de menacer la ville d’un bombardement. Mais, cette fois, l’intimidation ne réussit pas ; Sébastiani souffle l’énergie au Sultan, organise lui-même la défense et braque les canons ; si bien que l’escadre, impuissante et humiliée, repasse les Dardanelles sous le feu des batteries turques. Cet incident marque une étape décisive de la question des Détroits : pour la première fois l’Angleterre intervient à Constantinople et, sous prétexte de sauvegarder la liberté et l’indépendance du Sultan, elle n’hésite pas à faire franchir à sa flotte ces mêmes détroits dont elle va se constituer la gardienne en face de la Russie. La diplomatie sanctionne le précédent créé par