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très amoindri, déchu de sa grandeur et de sa puissance, grevé à jamais du contrôle de l’étranger.

La poussée des Russes pour s’étendre sur les rivages du Pont-Euxin et y naviguer librement, l’effort des Turcs pour les en chasser, remplissent tout le XVIIIe siècle. Les victoires de Catherine II provoquent le dénouement : le fameux traité de Kioutchouk-Kaïnardji accorde aux navires de commerce russes la libre navigation de la Mer-Noire et consacre leur établissement sur ses rivages ; la Crimée, l’ancienne Tauride, est conquise par Potemkine ; la paix de Jassy (9 janvier 1792) en abandonne la possession aux Russes. La Mer-Noire, juridiquement, n’est plus une « mer intérieure » puisque deux États s’en partagent les rivages ; mais, géographiquement et politiquement, elle reste une « mer fermée » puisque le Turc tient le Bosphore ; l’ambition patriotique de Catherine II et de ses successeurs s’en indigne : qu’est-ce qu’une mer libre dont on ne peut sortir ? qu’est-ce que la liberté dans une prison ? L’œuvre ne sera complète que le jour où la Russie aura mis la main sur les passages et fait cesser cette contradiction de la mer libre et des détroits fermés : pour Catherine II, Azov et la Crimée, c’est le « chemin de Byzance. » La question des Détroits détermine ainsi une première fois les tendances de la politique russe et lui indique sa voie. La Mer-Noire avait été une « mer intérieure » turque la Russie peu à peu en vient à la regarder comme une mer russe, où personne ne peut venir l’attaquer, mais d’où elle a le droit de sortir pour pénétrer dans la Méditerranée : « Le droit pour les vaisseaux de guerre russes, écrira plus tard Danilevski[1], de passer librement de la Mer-Noire à la Méditerranée, n’est que le droit de sortir de sa cour intérieure au monde extérieur ; le droit pour les navires de guerre des autres puissances d’entrer librement dans la Mer-Noire n’est que le droit d’envahir notre cour et notre maison, uniquement pour les piller. » Voilà, dans toute son ampleur, la thèse russe : la Mer-Noire qui a été une « mer intérieure » turque doit devenir une « mer intérieure » russe.

Les guerres de la Révolution française et de l’Empire précipitent l’évolution de la question des Détroits. L’expédition d’Egypte, en portant jusqu’en Orient la terreur du jacobinisme envahisseur, réconcilie, pour une heure, le Tsar et Je Sultan ;

  1. Danilevski, Sur le panslavisme. Cité par Mischef, la Mer-Noire et les détroits de Constantinople. Arthur Rousseau, 1899, in-8o, p. 669.