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eut quitté ce monde, par la divulgation de ces lettres fameuses, qui sont, comme on l’a dit, « le plus fort battement de cœur » de tout le XVIIIe siècle. Grâce à ces pages, toutes criantes de sincérité, Julie de Lespinasse vit et vivra toujours dans le souvenir des hommes ; sa gloire posthume est faite de ce qui fut son long supplice ; et elle demeure le type achevé d’une race bien rare en toute saison, et dont l’époque où se passe ce récit offre, en particulier, peu d’exemples.

Evitons ici cependant d’accepter l’opinion commune qui ne veut reconnaître, au temps de la poudre et des mouches, que la parodie scandaleuse et la profanation sacrilège de l’amour. Au moins faut-il, sans condamner en bloc une période entière de l’histoire, y distinguer deux phases, dont la deuxième rachète en partie la première. Si la Régence et les années qui suivent ne mettent guère à la mode que la recherche du plaisir, le papillonnage du caprice et la satisfaction rapide des sens ou de la vanité, une sorte de révolution dans les mœurs et dans les idées s’opère dans la seconde moitié du siècle. La galanterie avouée et le libertinage cynique font place à l’étalage de sentimens tout opposés : la candeur, la constance, sont autant en honneur que l’étaient naguère la rouerie et l’infidélité ; aux fantaisies succèdent les « attachemens, » qui, pour beaucoup, sont véritablement comme un nouveau mariage, plus librement conclu, partant plus respecté que le mariage légal, consenti la plupart du temps en dehors de tout choix et de toute sympathie. Si la morale, à proprement parler, n’y gagne pas grand’chose, on ne peut nier pourtant que la dignité de la vie n’en soit sensiblement relevée, que cette irrégularité même ne comporte quelque vertu. Ainsi en juge, lorsqu’elle évêque ses souvenirs de jeunesse, une femme à qui sa notoire honnêteté confère le droit d’être indulgente : « Mon Dieu ! qu’on est injuste pour ce temps-là ! Que la société distinguée était généreuse, élevée, délicate ! Que de solidité dans tous les liens ! Que de respect pour la foi jurée dans les rapports les moins moraux[1] ! »

Le ton habituel de l’époque, dans ces liaisons presque publiques, est celui d’une amitié douce, d’une tendresse émue et confiante, d’une sensibilité facilement larmoyante et teintée de mélancolie. Il est rare qu’on y trouve l’accent de la passion,

  1. La Vie de la princesse de Poix, par la vicomtesse de Noailles.